Naufragés de Calais

À Calais, les migrants sont condamnés à vivre dans des squats ou dans les « jungles », des campements de fortune sans eau ni électricité. Après un voyage éprouvant, ils sont prêts à tout pour accéder à une vie normale. Pour eux, cela signifie traverser la Manche et rejoindre l’Angleterre, un « eldorado » si difficile à atteindre. Pour les aider à tenir, ils ne peuvent compter que sur le soutien des associations.

Tout près d’une station essence pour poids lourds, une vingtaine de personnes sont regroupées à plusieurs endroits au bord de la route. Il n’y a que des hommes et tous sont soudanais. Le contact n’est pas facile, l’un d’eux me dit qu’il est là depuis trois jours. Ses traits sont tirés, il est sans doute fatigué par son long voyage et la perspective de ce qui l’attend ici. Son objectif est celui de tous les autres, passer en Angleterre. Mais les derniers kilomètres du voyage s’annoncent compliqués. L’escale à Calais risque de prendre plus de temps que prévu.
Comme quelques-uns de ses compagnons d’infortune, il est adossé à une barrière, derrière le trottoir. D’autres se reposent dans les bosquets ou dans l’herbe. Certains se tiennent au plus près des camions qui s’arrêtent de temps en temps, guettant presque naïvement le moment où ils pourront s’y  faufiler. La technique est rudimentaire. Quand ils arrivent à ouvrir la porte, deux ou trois se hissent dedans tandis qu’un autre la referme tout doucement puis se retire. L’approche n’est guère discrète. Une fois le plein fait, le chauffeur vient derrière et ouvre à son tour la porte. Il a dû voir la tentative et leur demande calmement de sortir. Ce n’est pas toujours de cette manière que cela se passe.

Pour eux, ce ne sera pas pour cette fois, d’autant que les CRS font des rondes. Deux fourgons stationnent vers le parking et des policiers descendent. Ils chassent ceux qui sont un peu trop près des pompes à carburant, sans un mot. Cette scène est glaçante. L’air menaçant et méprisant, les uniformes avancent vers les migrants qui partent tranquillement s’installer un peu plus loin. Il y a quelque chose d’inhumain dans cette image, comme si les policiers repoussaient je ne sais quel nuisible. C’est à cette place que les migrants sont relégués à Calais.

Le rêve de vivre normalement

Leurs silhouettes font partie du paysage, les habitants se sont habitués à les croiser et les touristes ne peuvent ignorer leur présence dans la ville. Leur nombre a augmenté rapidement en quelques mois pour atteindre environ 1.500 personnes cet été. Ces hommes, mais aussi des dizaines de femmes et d’enfants, viennent du Soudan, d’Érythrée, de Syrie, d’Afghanistan, du Pakistan ou d’autres régions du globe touchées par la guerre ou la misère. Ils ont échoué à Calais, qui n’aurait du être que l'une des étapes d’un long et périlleux périple au cours duquel ils ont traversé désert et mer.
Certains sont bloqués ici depuis plusieurs mois, condamnés à vivre dans le dénuement le plus total dans des squats ou dans ce que l’on nomme maintenant les « jungles », des campements de tentes installés dans les forêts, en ville ou dans les zones industrielles. C’est dans celle des Dunes, tout près de la zone portuaire, qu’un campement s’est installé sur des terrains appartenant à l’usine Tioxide, classée Seveso.
 De l’autre côté des grillages percés, plus d’une centaine de personnes survivent dans plusieurs camps. Certains sont installés à proximité du terrain de foot. C’est là bas que je discute avec Milake, qui se tient enroulé dans une bâche en compagnie de deux femmes et d’un autre homme. Il a fait le voyage depuis l’Érythrée avec sa fille de 8 ans. Elle est en train de jouer avec d’autres enfants pendant qu’il m’explique qu’ils essayent tous les deux et tous les jours de trouver un camion qui traversera la Manche.

Il est parti « à cause de la dictature en Érythrée et pour échapper au service militaire qui peut durer toute une vie. Là-bas, si on essaie de parler, on peut être tués, torturés ou emprisonnés ». Amnesty International dénombre au moins 10.000 prisonniers politiques détenus dans des conditions atroces dans ce pays de 6 millions d’habitants. Le nombre de réfugiés érythréens est en hausse et représenterait la majorité des migrants arrivant à Lampedusa en Italie. En poursuivant sur un chemin plus loin au fond du stade, je commence à distinguer des silhouettes en haut d’une colline et plusieurs groupes de personnes qui en reviennent. Certains doivent me prendre pour un migrant et me préviennent qu’il y a la police, qu’il n’y a plus aucune chance de passer. En haut je vois trois camions de CRS et des policiers positionnés le long de la rocade qui mène aux ferries. Plus personne n’essaye de franchir la barrière devant la route. On m’invite dans un cercle d’amis, il y a des Afghans et des Pakistanais, tous sont Pachtounes et se réunissent autour de leur langue commune.

« Mon histoire est trop longue pour ton carnet, il faudrait plutôt un gros livre », me dit l’un d’eux. Il vient d’Afghanistan et a déjà passé sept ans en Europe. Il a connu plus ou moins longuement la Grèce et la France, et a déjà séjourné cinq ans en Angleterre avant d’être expulsé. « Je suis reparti le lendemain et maintenant j’attends depuis cinq mois pour monter dans un camion, je commence à ne plus avoir d’énergie ». Ils sont marqués par les épreuves, il me montre les poils blancs qui colorent la barbe de son ami de 21 ans. « On a beaucoup souffert en Afghanistan, pendant notre voyage et encore maintenant ». Momand était soldat dans son pays. « Les talibans disaient que je travaillais avec les Américains et les Européens, ils me menaçaient de mort  ainsi que ma famille. Les Occidentaux m’accusaient, eux, de faire partie des talibans ».

Arrivés en Europe, ils espéraient bien trouver un peu de soutien, surtout de la part « du pays des Droits de l’Homme. Mais ils n’existent pas ici, ce n’est qu’un mensonge ». Ils ne rêvent que d’une chose, « pouvoir vivre normalement », me dira Khan après m’avoir montré des images de son village afghan pendant une attaque américaine. Il est 18 heures, le moment où des associations distribuent environ 700 repas par jour près du centre-ville. Mais eux n’iront pas manger. Ils ne sont pas sûrs que la nourriture soit halal, dénoncent celle qui est périmée et parfois le pain sec qui leur est donné. Un sac de cacahuètes, dont la date limite d’utilisation est dépassée de cinq mois, circule quand même entre les mains. Ils préfèrent, quand c’est possible, aller faire leurs courses au supermarché avec leurs économies ou les dons de leurs proches qui sont déjà en Angleterre.

Le groupe m’invite ensuite dans leur campement, situé dans la forêt, pour boire un « jungle tea ». Il n’y a que des Pachtounes dans ce camp et certains dorment à six ou sept dans des tentes. Les conditions sanitaires sont très difficiles, certains n’ont pas pris de douche depuis plusieurs semaines. Une fois la nuit tombée, il n’y a que quelques lampes de poche pour éclairer la cuisine. Plusieurs foyers se trouvent devant les tentes et les feux sont allumés avec les moyens du bord, des morceaux de plastique, du bois et un peu d’huile.
Le seul point d’eau à proximité a été coupé. Pour remédier tant bien que mal à cette situation critique, une cuve à eau achetée par Emmaüs ou le Secours catholique est montée entre ce campement et celui de Tioxide par des membres de No Borders. Ces militants ont ouvert plusieurs squats dans la ville et tentent de procurer aux migrants des conditions de vie dignes. Le plus grand et le plus connu se trouve dans les locaux de l’ancienne usine Galou, vide depuis un an et facile à protéger avec son mur d’enceinte métallique de cinq mètres de haut. Ils veulent construire dans la durée « un lieu d’expérimentation de vie en commun qui permettrait de mettre l’État devant ses responsabilités en montrant que l’accueil et l’hospitalité ne se limitent pas aux centres de rétention et aux reconduites à la frontière ».

7.414 personnes arrêtées en six mois

Une centaine de personnes vivent aujourd’hui dans ce lieu occupé depuis juillet dont l’ambition est de mélanger les nationalités et les cultures, ce qui se fait peu dans les « jungles ». Beaucoup d’autres viennent pour discuter, manger, prendre une douche ou simplement se réconforter dans l’un des rares endroits où ils sont à l’abri. La présence policière déjà importante s’est renforcée à Calais, avec des contrôles fréquents à la gare et près des zones portuaires. Le 2 juillet, quatre sites ont été évacués par la force et plus de 200 personnes ont été conduites dans plusieurs centres de rétention, d’où la plupart sont revenues quelques jours plus tard à Calais. À cette date, la préfecture annonçait déjà 7.414 personnes arrêtées depuis le début de l’année, dont 1.200 lors des deux premières semaines de juillet. Sur la même période en 2013, ils étaient 3.129.
La situation s’est dégradée cet été. Les migrants sont plus nombreux, des rixes très médiatisées ont mis au jour le contrôle de certains points de passages par des passeurs ou des ressortissants de certains pays, une épidémie de gale s’est déclarée et les expulsions n’ont fait qu’empirer les choses. « L’annonce du préfet d’évacuer le fort Galou dans ces conditions à l’occasion de ce qui devait être une réunion de concertation a douché les associations », analyse Philippe Wannesson, militant, défenseur des migrants et auteur du blog Passeurs d'hospitalités. À Galou, Médecins du monde a installé des douches, des toilettes et deux grosses tentes. « C’est une nouveauté, avant les grosses associations étaient un peu réticentes vis-à-vis des squats », ajoute-t-il.

Une partie de la population locale est divisée entre « pro et anti-migrants ». Philippe Wannesson, identifié comme un soutien des exilés, « peut recevoir des insultes ou des félicitations » des habitants qui le croisent. « C’est difficile d’ignorer le problème ici et les deux opinions apparaissent de manière de plus en plus tranchée. Les appels à la délation de la maire de Calais et l’apparition de Sauvons Calais (NDLR : groupe de l'ultra-droite anti-immigration) ont fait réagir des gens pour qui c’était vraiment trop ».

Zor


L’Angleterre à tout prix 

Si les migrants veulent franchir la Manche, c’est que beaucoup parlent anglais, qu’ils ont souvent de la famille là-bas et qu’ils espèrent un meilleur accueil, même si les conditions de vie pour un immigré clandestin sont presque identiques qu’en France. Pendant l’étude de leur demande d’asile, ils pourront bénéficier gratuitement d’un logement et d’un accès aux soins. Il semble plus facile de pouvoir travailler sans papiers en Angleterre et vu que la carte d’identité n’existe pas au Royaume-Uni, le contrôle est plus difficile.
Pour atteindre l’Angleterre clandestinement, il n’y a presque pas d’autres possibilités que de trouver le moyen de grimper sur un camion. Certains peuvent payer un passeur ou un chauffeur routier complice. Ceux qui n’ont pas d’argent se camouflent sous le camion ou essaient de rentrer à l’intérieur, en coupant les bâches ou en ouvrant la porte. Les points de passages les plus importants sont l’entrée du tunnel sous la Manche, les parkings où stationnent les camions en partance pour l’Angleterre et la route qui mène aux ferries. Si les migrants sont en nombre, comme c’était le cas cet été, ils peuvent utiliser l’effet de groupe et miser sur la confusion pour tenter de s’introduire dans les camions en plein jour. Les contrôles à l’embarquement sont sophistiqués : scanner, détecteur de CO² et de battements cardiaques, chiens. Ils ne seraient que trois ou quatre à réussir chaque jour à quitter Calais pour le Royaume-Uni.


 « C’est normal d’aider autrui » 

Témoignage de Jérémie, qui a participé à l’ouverture du squat Galou et qui a donné son nom à la justice dans le cadre des procédures liées à l’occupation. À force de côtoyer des migrants, lui qui n’était pas très assidu à l’école, a réussi à apprendre leurs langues.
 « Ce n’est pas moi qui suis allé vers les migrants, ce sont eux qui sont venus vers moi. J’avais 15 ans, c’était la guerre en Yougoslavie. On traînait dans les parcs, ils ont commencé à arriver et on est restés dedans. On jouait au foot, on buvait des coups… J’ai commencé à demander des trucs à ma mère, puis aux voisins. Pour moi, c’est normal d’aider autrui, je suis capable d’aider une vieille à porter son pack d’eau. Je ne suis pas dans la politique, je me fie aux actes, pas aux paroles ».
« Je ne suis pas tous les jours au squat. Il faut aussi des refuges mentaux, sinon tu pètes les plombs. J’ai déjà vu quatre personnes mourir devant moi, dans des bagarres ou des règlements de comptes à la con. Ils n’ont que leur fierté, leur foie et quelques effets personnels, comme des photos de leurs proches. Si tu leur enlèves l’un de ces éléments, ça peut partir très vite ».


Ce reportage a été publié dans la revue papier Lutopik#5, sorti en septembre 2014.

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Commentaires

il y a à peine une décenie les traverseurs aventureux n'hésitait pas : à la nage , en baignoire , à la rame , plusieurs handicappés , jusqu' à l'homme tronc qui fit la traversée sans bras sans jambe ! alors qu'ils arrêtent de se la jouer !