Le salaire à vie, une autre idée du travail

Et si tout le monde était assuré de percevoir un salaire de ses 18 ans à sa mort ? Promue par l’économiste et sociologue Bernard Friot, cette idée repose sur la déconnexion entre l’emploi et la paie. Pour empêcher toute capitalisation, le salaire serait socialisé dans sa totalité, les entreprises ne payant que des cotisations.

Imaginez : dès 18 ans, un salaire net de 1.500 € vous est versé chaque mois, que vous ayez un emploi ou non. En passant des épreuves de qualification, vous pouvez l’augmenter jusqu’à 6.000 €. Même si vous changez de poste, vous conservez votre salaire le plus haut. Arrivé à l’âge de la retraite, qui ne dépasserait pas 55 ans, ce que vous percevez continue de vous être attribué jusqu’à votre mort. Impensable ?

« Le salaire à vie existe déjà », martèle pourtant Bernard Friot, économiste, sociologue et professeur émérite à l’université de Paris Nanterre. « Il concerne aujourd’hui en France les cinq millions de fonctionnaires et les retraités dont la pension est proche de leur meilleur salaire, sans oublier les salariés du privé qui travaillent dans des entreprises ou des branches où les syndicats ont conquis un véritable droit à carrière sans chômage ! »

Pour autant, Bernard Friot et les partisans du salaire à vie n’aspirent pas à faire de nous tous des fonctionnaires. « Le salaire à vie doit d’abord changer la production marchande, en la débarrassant du crédit et en généralisant la propriété des entreprises par les travailleurs ». Pour cela, la propriété lucrative, celle qui est basée sur l’accumulation de richesses par l’accaparement de la valeur du travail d’autrui, serait interdite. C’est le droit d’usage qui primerait, et les salariés bénéficieraient d’un pouvoir au sein de leur entreprise au nom de leur statut de copropriétaire. Dès l’embauche, il sera donc possible de prendre part aux décisions stratégiques concernant le type de biens à produire, les investissements ou l’organisation du travail.

Une production et un travail utiles

Dans cette vision de la société, il n’y aurait pas de production inutile ou de trop mauvaise qualité. « La gratuité sera étendue, en particulier le marché du logement pourrait être remplacé par une sécurité sociale du logement, mais la production marchande, libérée de la logique capitaliste, demeurera essentielle. Chacun ne pourra pas faire ce qu’il veut, encore faudra-il être embauché dans une entreprise ou réussir comme travailleur indépendant. Mais le travailleur indépendant qui échoue n’aura pas la double peine d’échouer et d’être endetté. » Le salaire garanti donnant à tout le monde la capacité de vivre, le risque existe-t-il que plus personne ne veuille travailler ? « Nous nous humanisons dans le travail. Penser que des gens ne voudraient pas travailler est aberrant. Les gens interrogés sur le fait de savoir ce qu’ils feraient s’ils avaient un salaire à vie affirment qu’ils continueront de travailler, mais ils pensent souvent que les autres s’arrêteront », rétorque Bernard Friot.

Quant à l’argument souvent brandi des « métiers qui ne trouveraient pas preneurs » ou de ceux qui seraient jugés dégradants, Bernard Friot objecte qu’« on pense souvent aux éboueurs en disant cela. Mais la plupart des éboueurs aiment bien leur métier. Ils ont conscience de leur utilité. Ce qu’ils n’aiment pas, c’est le salaire, les conditions de travail et l’absence de reconnaissance ». Pour les tâches non qualifiées, il propose des turn-over, « cela peut passer par un service civique par exemple ». Pour les tâches qualifiées, comme la médecine urgentiste, « on peut imaginer que des gens qui ont les compétences s’y consacrent quelque temps et grimpent plus vite dans l’échelle de qualification. Là aussi, c’est à décider ensemble, avec des jurys de qualification », avance-t-il. Ces jurys définiraient les critères pour passer à l’échelon supérieur.

L'exemple de la santé

Il y aurait par exemple, en généralisant la situation des conventions collectives les mieux négociées, quatre niveaux de qualification, avec un premier échelon à 1.500 € et le dernier à 6.000 €, soit un rapport d’un à quatre entre le salaire de base et le plus haut. Ils seraient payés par une caisse alimentée par les cotisations des entreprises. « Le grand avenir, c’est de mutualiser les valeurs ajoutées de toutes les entreprises. Ça ne doit pas être la valeur ajoutée de chaque entreprise qui doit fonder la capacité de payer les salaires ou financer l’investissement, il faut déconnecter les deux », estime Bernard Friot. L’objectif est de socialiser le salaire à 100 %, alors qu’il l’est actuellement à hauteur d'environ 50 % via les cotisations patronales et salariales. Celles-ci servent à financer la sécurité sociale, « qui produit de la santé sans marché du travail, sans actionnaires et sans prêteurs. C’est ça qu’il faut généraliser. » Avec le salaire à vie, les entreprises verseraient donc un pourcentage de leur valeur ajoutée pour la caisse des salaires, le reste étant affecté à l’investissement par autofinancement et par cotisation économique versée à des caisses chargées de subventionner d'autres investissements.

Bernard Friot est attaché à la notion de salariat car elle représente l’accumulation de plusieurs avancées sociales, comme le droit de faire correspondre un salaire à une qualification, les cotisations sociales, « qui permettent de déconnecter le salaire de l’emploi, de payer les salaires des retraités et des chômeurs », et le droit au Code du travail, qui régule les conditions d’embauches, les durées, les questions de santé, etc. Pour commencer à mettre en œuvre son ambitieux programme, il suggère d'« assécher la logique capitaliste de production », en réservant les marchés publics aux coopératives, « c’est-à-dire aux entreprises qui appartiennent aux salariés ». Ce grand projet s'accompagne également à terme d'une extension  de la sphère de la gratuité, notamment aux transports et au logement.

Bon orateur, Bernard Friot continue, à 70 ans, d'arpenter la France, de conférences en réunions publiques pour promouvoir son idée et appeler à la résistance. Depuis 2011, il est aidé en cela par « Réseau salariat », une association d'éducation populaire. « Arrêtons de nous battre pour ne plus perdre nos acquis, réclamons des avancées, soyons dans l'offensive », martèlent-t-ils. Tous se réfèrent souvent à l'histoire de la sécurité sociale, leur alibi face aux accusations d'utopisme. « Il faut partir de l'existant, toute autre démarche ne serait pas raisonnable ».

Sonia

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Cet article a inititalement été publié dans le dossier consacré au travail paru dans Lutopik n°11. Pour le commander, ou vous abonner, rendez-vous ICI.