Opération libre au village

Histoire  locale, géographie, botanique ou encore cartographie… Les opérations libres ont pour objectif de partager les savoirs à l'échelle d'une commune pour les rendre accessibles à tous, notamment grâce à l'outil informatique.

Entre terrasses et petits commerces, la place des platanes s’anime sous le soleil matinal plus tout à fait hivernal de ce dernier samedi de janvier. De l’autre côté de la route, les deux grandes portes de la Salle des Rencontres de Saint-Martin-de-Londres sont ouvertes. C’est le jour de l’opération libre dans cette jolie petite bourgade de l’Hérault. Organisée entre autres par le Collectif des Garrigues, « qui rassemble et valorise les expériences et les connaissances sur la garrigue », cette journée a pour objectif de faire émerger et partager des savoirs à l’échelle du village d’un peu plus de 2.500 habitants. « Nous voulons rassembler des personnes qui désirent ouvrir les données, démontrer au grand public l’intérêt du travail collaboratif et des outils libres et diffuser la méthodologie pour que chacun puisse s’en emparer », précise Amélie, membre du collectif. L’opération se déroule en deux temps : collecte des informations le matin et restitution dans le domaine public l’après-midi.

A 10 heures, les premiers ateliers commencent. La trentaine de personnes inscrites à la balade botanique quittent la salle et se regroupent en face, vers la fontaine de la place des platanes. La moitié sont des habitants de Saint-Martin, les autres viennent principalement des environs. Deux groupes sont constitués et s’élancent à la découverte des plantes qui se nichent entre les interstices des murs, des pavés ou des escaliers des maisons. Les connaissances des plus aguerris, ainsi que les livres qu’ils tiennent sous le coude, permettent aux novices de mettre un nom sur quelques spécimens de cette flore inconnue des ruelles du village. Cet inventaire s’inscrit dans le cadre d’un programme pédagogique et scientifique intitulé Sauvages de ma rue, qui doit permettre de créer une base de données participative et libre d’accès sur les plantes sauvages qui poussent spontanément en ville.

Recenser, mesurer, enquêter ...

Pendant que certains traquent les plantes, d'autres petits groupes partent visiter les commerces et les lieux publics pour répertorier ceux qui sont accessibles ou non aux fauteuils roulants. Mètre en main, les largeurs des portes, la hauteur des éventuelles contre-marches et le pourcentage d’inclinaison des rampes d’accès sont scrupuleusement notés. Celle de la mairie est par exemple trois fois supérieure à la norme, et même si on arrivait à monter avec un fauteuil, il serait impossible de franchir la porte qui s’ouvre sur l’extérieur sans reculer dans la pente et rouler jusqu’en bas. Pour ceux qui y ont déjà participé, ces « carto-parties » permettent de « se sentir utiles ». D’autres sont simplement curieux ou s’intéressent au référencement des données. Toutes les informations recueillies sont pour l’instant inscrites sur une feuille de papier avant qu’elles ne soient intégrées dans OpenStreetMap, un outil cartographique libre et collaboratif disponible sur Internet.

Le programme est dense, le repas partagé du midi est l’occasion d’évoquer les autres activités du jour, comme un travail sur les archives, un débat sur l’histoire industrielle de la région, une restitution sonore sur le thème de l’ancienne biscuiterie de Saint-Martin-de-Londres, le recueil de vieilles photos, cartes postales ou autres documents à numériser, l’enregistrement d’une émission pour radio Escapades, la radio libre locale, un atelier 3D… À la fin du repas, ceux qui le souhaitent peuvent assister au décollage d’un petit drone. En vol stationnaire à 150 mètres du sol, il tourne sur lui-même pour prendre un cliché panoramique du village. Cette démonstration peut paraître étrange, mais elle montre bien la place importante de la technologie dans ces opérations libres. Avec toutefois quelques réserves (notamment autour du respect de la vie privée), elle est en effet considérée par les organisateurs comme un allié évident des communs.

« Croiser les savoirs d'un vieux grand-père avec ceux d'un geek »

L’outil informatique est mis en avant comme étant l’un des moyens les plus simples et les plus efficaces pour restituer des données, les diffuser et donc participer à la création de biens communs de la connaissance. Dans la Salle des Rencontres, personne n’a pu manquer les banderoles aux effigies d’OpenStreetMap et de Wikipédia, l’encyclopédie collective qui n’est plus à présenter. L’association Montpel’ libre familiarise le public avec le monde des logiciels libres, ceux qui sont élaborés par une communauté de développeurs utilisateurs. Des fascicules de Framasoft présentent toutes les solutions alternatives aux logiciels commerciaux. Le matin, certains avaient pu suivre une initiation aux principes de Wikipédia ; cet après-midi, ils peuvent mettre en pratique leurs savoirs pour modifier et enrichir l’article consacré à Saint-Martin-de-Londres. Ils discutent autour d’une table sur laquelle sont posés des ordinateurs et des ouvrages d’histoire et de géographie. Il a été question de l’importance de mentionner les bonnes sources, mais pour le moment, le débat s’anime un peu sur le fait de retirer ou pas de la catégorie « personnalités liées à la commune » le nom d’un criminel. Des ajouts de photos et l’amélioration de la partie histoire sont aussi au programme.

Dans une autre pièce, des débutants apprennent à créer un compte sur OpenStreetMap. Chaque élément répertorié durant la séance de cartographie, comme le numéro, la rue, l’accessibilité aux fauteuils roulants et même la largeur des portes peut être enregistré dans la carte en ligne. « Il suffit de savoir lire, écrire et compter pour participer aux cartographies », lance Pascal Arnoux, de l’association Montpel'libre. « Wikipédia ou OpenStreetMap sont réalisés dans un esprit de collaboration et de partage, ils produisent des biens qui n’appartiennent à personne et à tout le monde, c’est-à-dire à l’Humanité. Il faut sensibiliser l’opinion à ça, montrer ce que peuvent être les biens communs pour que les gens les créent d’eux-mêmes ». Val, qui fume une cigarette dehors, se définit comme un contributeur lambda d’OpenStreetmap. « En tant qu’usager, je produis les choses que j’utilise ». Son téléphone enregistre ses déplacements, ce qui lui permet de combler les éventuelles manques de la carte, il prend aussi des photos géolocalisées pour ajouter de l’information. « Mon intérêt est d’avoir la carte la plus complète possible. Mais c’est l’élaboration de connaissances accessibles à tous qui est la plus importante, ça crée des usages imprévus ».

Pour Manuel, du collectif des Garrigues, le numérique offre des possibilités inédites pour retrouver un peu de communs. « C’est intéressant de croiser les savoirs d’un vieux grand-père avec ceux d’un geek ! Les garrigues elles-mêmes sont ancrées dans les communs, une idée très liée à la gestion d’un territoire, où les questions des usages sont très importantes comme celle de la cueillette ou des troupeaux. » Des journées comme celles-là contribuent à concrétiser sur le terrain l’idée parfois abstraite des communs. Elles participent à la prise de conscience que les savoirs, comme les ressources, devraient être l’affaire de tous. « La gestion des communs pourrait aussi concerner des grands enjeux, on le fait progressivement. Si on démarrait sur le foncier, cela pourrait faire plus peur », prévient-il.

Guillaume


Cet article a initialement été publié dans le dossier "La révolution des communs", paru dans le magazine Lutopik n°10 (printemps 2016). Pour le commander, ou vous abonner, c'est ICI.