Politique des transports: "Nous faisons l’inverse de ce qu’il faudrait faire"

La société moderne est celle d’une mobilité poussée à l’extrême. Pour le travail ou les loisirs, les déplacements sont devenus indispensables et sont largement encouragés par les politiques de transport. Contre la vitesse et le tout-routier érigés en modèles, Jean-Charles Kohlhaas plaide pour un maillage territorial et une reprise en main des transports collectifs.

Quels sont les grands enjeux liés à la mobilité ?
Il y a d’abord le dérèglement climatique, qui nous oblige à repenser toute notre mobilité. Le secteur du transport de marchandises et de personnes est aujourd’hui responsable d’un gros quart des émissions de gaz à effet de serre. Il y a ensuite l’enjeu des nouvelles technologies, la mobilité ne se réfléchit plus comme il y a 30 ou 40 ans. Aujourd’hui, nous pouvons presque être mobiles sans nous déplacer. C’est le cas avec le télétravail comme avec plein d’autres choses. On peut voyager ou visiter des lieux derrière son écran d’ordinateur. Et ça marche aussi avec les objets connectés, dont on peut en connaître la position et les contrôler à distance. On peut également noter l’explosion des ventes par correspondance qui conduisent à une surmobilité des véhicules utilitaires ou des petits camions. Et puis il y a un troisième champ, particulièrement propre à la France, qui est la prédominance du routier et de ses trois puissants lobbys : ceux de l’industrie pétrolière, du BTP et de l’industrie routière, avec les constructeurs automobiles et les transporteurs. Nous envisageons encore la mobilité comme dans les années 70, c’est à dire centrée sur le routier et l’automobile. Cela ne nous incite pas trop à réfléchir à la révolution de la mobilité et à des technologies moins coûteuses pour les individus et la collectivité.

 

Quelles conséquences sur nos déplacements quotidiens ?
Il s’agit essentiellement d’aller travailler ou étudier. Depuis 50 ans, le temps de parcours est resté presque identique, soit un peu moins d’une heure de trajet par jour. Mais les gens font beaucoup plus de kilomètres, avec des moyens de transport qui vont plus vite, que ce soit avec la voiture et ses voies rapides et ses autoroutes, ou avec les transports collectifs qui se sont développés, notamment le métro. Ce qui a changé, c’est l’étalement urbain et l’hyper-métropolisation. Mais nous arrivons à saturation, on ne peut plus développer de voiries routières, ou alors il faut les enterrer et ça coûte cher. Même si on construit des autoroutes pour arriver plus vite à la métropole, on se retrouve bloqués à l’entrée par des embouteillages. Les seules solutions pour ne pas rallonger le temps de parcours dans les grandes villes, c’est de réfléchir à des fonctionnements type RER, qui maillent l’ensemble du territoire. À Paris, on va chercher les gens en transport ferroviaire collectif, pas seulement dans la première couronne, mais bien au-delà, et en particulier dans les territoires périurbains et ruraux de la deuxième et troisième couronne. Le RER A transporte un million de personnes par jour avec seulement deux voies ferrées parallèles. Aucune route ne le permet. Il n’y a que comme ça que l’on arrivera à supporter l’augmentation de la population et réduire l’étalement urbain sans rallonger les temps de parcours.

En France, la politique du transport mise plutôt sur la vitesse, avec les tgv et les autoroutes plutôt que sur un maillage territorial...
Le principe de la grande vitesse, qu’elle soit ferroviaire ou routière, c’est de s’arrêter le moins possible entre deux grosses villes. Bien sûr qu’entre Paris et Lyon, il y avait une justification à construire un TGV. En revanche, l’arrivée de la ligne à grande vitesse (LGV) est synonyme de mobilité dégradée pour tous les habitants des petites agglomérations ou des zones rurales. Nous confondons vitesse et gain de temps. Ces infrastructures obligent à rouler davantage pour y accéder, alors qu’il y avait probablement auparavant un train qui passait toutes les deux heures à proximité de leur lieu de vie.

Prenons un exemple concret. Il y a en ce moment un projet de LGV Paris-Orléans-Clermont-Ferrand-Lyon : le POCL. Cette ligne double le Paris-Lyon avec un nouveau TGV pour relier Paris et Lyon en moins de deux heures. Ses promoteurs le vendent en invoquant le fait qu’il va desservir Roanne, Clermont-Ferrand, Bourges, etc. Mais au lieu de 15 ou 20 trains par jour, il n’y aura plus que trois TGV. Certes, les habitants de ces communes iront plus vite à Paris ou à Lyon une fois dans le train, mais à la condition qu’il y ait un TGV à l’heure à laquelle ils veulent partir. On va gagner cinq minutes sur le trajet entre Paris et Lyon, en revanche, dans toutes les autres villes, on va perdre beaucoup de temps.

De plus, les TGV coûtent très cher, il faut donc qu’ils soient pleins. Pour cela, il faut qu’il passe par Paris, même si ce n’est pas le chemin direct. Alors certes, on va plus vite, mais on fait souvent quelques centaines de kilomètres en plus. On met moins de temps pour faire Lyon-Nantes avec un train qui roule à 200 km/h et qui s’arrête dans toutes les grandes villes, c’est-à-dire sept fois, que pour faire Lyon-Nantes avec un TGV qui roule à 350 km/h et qui passe par Paris.

 

Mais comment expliquer ces choix ?
Le déclin du maillage territorial s’explique par le rôle des lobbys routiers, mais aussi par l’absence de politique ferroviaire de l’État, qui a complètement délégué cette mission à la direction nationale de la SNCF. De plus, le TGV est vu comme le fleuron de l’industrie française, comme un outil miraculeux. Malgré les alertes lancées depuis 20 ans par tous les experts de la mobilité, on continue de prévoir des LGV au détriment de l’entretien du réseau ferroviaire classique. On démantèle progressivement le ferroviaire, on a commencé avec le transport de marchandises, que la SNCF concurrence elle-même via sa filiale Geodis, qui est le premier transporteur routier en France. Ensuite, en diminuant les fréquences et en allongeant les temps de parcours des trains grandes lignes, les Intercités que l’on appelle désormais les Trains d’équilibre du territoire. On supprime aussi les trains de nuit et on fait la même chose avec les TER, notamment via la concurrence des cars Macron dont les tickets sont vendus à perte. Là aussi, la SNCF participe à sa propre concurrence avec sa filiale OuiBus. Depuis 30 ou 40 ans, avec des gouvernements de droite comme de gauche, les choix politiques en matière de transport et de mobilité marchent complètement sur la tête.

D’autres pays européens se sont développés de manière complètement différente, comme la Suisse, qui dispose proportionnellement de beaucoup moins de routes et d’un maillage ferroviaire qui permet aux gens de se déplacer partout et tout le temps. Le réseau favorise aussi l’intermodalité avec le routier, les bus, le fluvial. Chaque petite commune garde une gare avec quatre voies ferrées, deux pour les voyageurs, deux pour les marchandises. En Suisse, les gens commandent par Internet et vont chercher dans la gare de leur commune le colis qui arrive deux jours plus tard sans transport routier.

Comment rendre les transports collectifs, notamment ferroviaires, efficaces et attractifs ?
Nous faisons l’inverse de ce qu’il faut. Il faudrait réduire la voirie routière. Tant qu’il y aura des routes, il y aura des voitures. C’est beaucoup plus pratique de prendre sa bagnole, même si ça coûte globalement beaucoup plus cher. Les modes de transport doux, la marche, le vélo, ne se développent que là où l’automobile est contrainte, on le voit dans les très grandes villes où elle n’a plus beaucoup de place. Mais la mobilité douce n’est valable que sur des petits ou moyens trajets, même avec les vélos à assistance électrique, on ne fait guère plus de 5-8 km quotidiennement. Il faut développer l’intermodalité, pouvoir passer de la marche à pied ou du vélo au transport collectif facilement, et inversement. Cela peut être rendu possible avec des vélos en libre-service par exemple, ou en mettant son vélo dans le train. Les transports collectifs doivent être réellement compétitifs, pas seulement sur le plan économique, mais aussi sur le temps de parcours.

Le troisième moyen c’est de faire payer le vrai coût que représente pour la société le transport routier, voyageurs et marchandises. Mais le problème, c’est qu’on ne sait pas le calculer dans son ensemble. Depuis une vingtaine d’années, on en connaît les coûts externes, qui comprennent la pollution, les émissions de gaz à effet de serre, les accidents, les maladies consécutives à tout ça, etc. C’est de l’ordre de 12 centimes d'euro du kilomètre en moyenne et longue distance, et à plus de 20 centimes en zone urbaine dense1. Cela représente environ 70 milliards d’euros par an en France pour la voiture, et autant pour les marchandises. Si on y ajoutait les coûts de construction, de maintenance, d’entretien des routes, de la police, des secours, on se rendrait compte que ça coûte beaucoup plus cher que le transport collectif ou le transport ferroviaire de marchandises. Quand vous prenez le TER, vous ne payez que 30 % du vrai coût du billet, tandis que la collectivité paye les 70 % restant. Dans ce cas, cela correspond au vrai prix : on fait payer la construction et l’amortissement de la voie ferrée, l’entretien, la police ferroviaire, le contrôle, etc. Alors qu’en voiture, si on ne croit payer que l’essence, il existe d’autres coûts à la charge de la collectivité.

Vous seriez donc favorable à l’instauration d’une taxe sur la circulation routière ?

Tout à fait. Aujourd’hui, avec la directive euro-vignette, la taxe kilométrique pour les poids lourds a été mise en place dans la plupart des pays européens. En France, la fameuse écotaxe, qui était une vraie usine à gaz, a été abandonnée. Cependant, ce ne sera pas facile de faire payer tous les coûts réels. La Suisse, qui est à la pointe à ce niveau-là, ne fait payer que 20 %, et ça suffit à mettre sur le rail les deux tiers des marchandises. Et pourtant, c’est un petit pays et le transport de marchandises ferroviaire est surtout pertinent quand on fait des grandes distances. Si on appliquait la même redevance qu’en Suisse pour le transport de marchandises, on récupérerait de l’ordre de dix milliards d’euros par an. Sachant qu’il manque deux-milliards d’euros par an au budget de l’AFIT, l’agence française des infrastructures des transports, pour construire et maintenir en état les lignes ferroviaires, non seulement on aurait les moyens de maintenir et de mailler le réseau ferré, mais en plus on pourrait relancer des fréquences pour que les gens se remettent à prendre le train. Il faut réamorcer la pompe. Il ne s’agit pas d’une taxe en plus, mais d’une redevance, pour payer une partie du vrai coût du transport routier pour favoriser les alternatives.

 

Que pensez-vous de la volonté de faire émerger la voiture électrique ?
Il y a deux plafonds de verre au développement de la mobilité électrique. Si on transférait tous les modes de mobilité sur l’énergie électrique, il faudrait couvrir le territoire français de centrales nucléaires ! Il est donc impossible que le véhicule électrique, que ce soit le camion ou la voiture, remplace complètement la mobilité routière actuelle. Il y a aussi le problème de l’espace. La problématique de la voiture aujourd’hui, ce n’est pas seulement celle de la pollution et des gaz à effets de serre, c’est aussi qu’elle prend de la place. Si on continue à la développer, avec ses routes et ses parkings, nous n’aurons plus d’espace. La voiture électrique est une solution plus propre pour un certain nombre de déplacements, à condition de développer fortement les énergies renouvelables. Mais ça ne sera pas une révolution ni la résolution de tous les problèmes. La mobilité électrique n’est efficace que si elle est collective. Le train, le métro et le tramway fonctionnent à l’électricité et consomment à la personne transportée ou à la marchandise beaucoup moins d’énergie que la voiture individuelle ou le camion électrique.
Je ne suis pas contre l’innovation, mais on innove surtout avec des choses très énergivores, comme la voiture électrique ou ce tube sous vide qui permettrait de relier très rapidement deux grandes agglomérations. C’est insoutenable sur le plan énergétique. On a aujourd’hui des solutions simples, vivables, soutenables, confortables et on ne les utilise pas. La vitesse n’est pas obligatoirement la bonne idée.
 
En parlant de bonne idée, la gratuité dans les transports en commun est-elle une ?

La mobilité a un coût. Si ce n’est pas l’usager qui la paye, c’est le contribuable. La gratuité entraîne une hyper mobilité, qui n’est en soi pas écologique. On en arrive à un système où puisque le transport n’est pas cher, voire gratuit, on délocalise des entreprises et on va habiter de plus en plus loin pour payer le logement moins cher. Ça favorise l’étalement urbain, ça détruit les territoires ruraux et ça désindustrialise nos territoires. Donc je suis plutôt partisan pour qu’on paye au moins une partie du coût du transport, même collectif. Pour moi, l’enjeu est plutôt d’avoir des tarifs sociaux adaptés pour que les plus pauvres puissent aussi bénéficier de la liberté de mobilité, voire en permettant la gratuité pour les plus démunis. Ça ne sert à rien qu’un cadre supérieur puisse prendre les transports en commun gratuits, ce n’est d’ailleurs pas ça qui l’incitera à les utiliser. Ce n’est pas tant l’argent, qui fait privilégier tel ou tel moyen de locomotion, parce que la voiture coûte déjà beaucoup plus cher que les transports collectifs. Le choix se fait plutôt en fonction de l’offre de transport et du temps de parcours. Et pour proposer de l’offre et de la fréquence, il faut de l’argent.

 

Quelles sont les pistes pour parvenir à imbriquer suffisamment les maillons du transport entre les différents échelons du territoire ?
À part en Ile-de-France, où le STIF (Syndicat des trasnports d'Île-de-France) gère toute la mobilité alternative à la voiture individuelle, on a énormément de lieux de décision et d’autorités organisatrices de transports. Ce problème institutionnel rend la situation extrêmement complexe. La région fait des TER, les agglomérations et les métropoles font les transports urbains, les départements font des transports départementaux, et même si tous travaillent un peu ensemble, c’est autant de lieux de pouvoir que les gens ne veulent pas abandonner, et qui entrent parfois en concurrence. Il n’est pas rare de voir des cars départementaux parallèles à des lignes de TER. Surtout, ce foisonnement d’acteurs complique fortement l’organisation de l’intermodalité. La loi Notre va un petit peu dans le bon sens en donnant à la région un rôle beaucoup plus important en matière d’organisation des transports, mais cela reste insuffisant.

Je suis un farouche partisan du développement de services publics locaux et régionaux. La décentralisation est une excellente chose pour rapprocher les lieux de décisions du citoyen, donc les rendre plus pertinentes. Car au-delà de l’aspect public/privé, la taille du gestionnaire est elle aussi importante. Une entreprise publique de grande taille telle que la SNCF fonctionne comme une multinationale privée, tant sur le plan humain qu’économique. Des sociétés publiques locales de transport ou des sociétés publiques régionales pour les TER fonctionneraient de manière beaucoup plus efficace et efficiente, aussi bien sur le plan social que sur le plan du service rendu à l’usager.

Le deuxième enjeu est financier. Tant qu’on ne mettra pas les budgets utiles et nécessaires pour développer les transports collectifs en faisant payer les transports individuels, on n’y arrivera pas.

 

La mobilité est aujourd’hui valorisée, mais pourra-t-on conserver le même niveau de mobilité demain ?
On a effectivement élevé au titre de concept le fait que pour réussir sa vie, il fallait être mobile, changer régulièrement de boulot et d’emploi. C’est pratique pour les capitaux qui, de ce fait, déplacent les usines et les emplois au gré de leurs intérêts. Mais je ne suis pas certain que ce soit un progrès pour les êtres humains et la vie en société. Car si chaque individu est mobile, la société, elle, ne l’est pas. Donc à chaque fois que quelqu’un se déplace de manière contrainte, il perd une part de ses attaches sociales, familiales, etc., ce qui n’est pas un progrès pour la vie en société. Et cela a un impact important sur les routes, parce que lorsqu’on change de lieu de travail, soit on change de logement, soit on se déplace, et le reste de la famille aussi.

La voiture électrique ou les transports collectifs ne sont pas des solutions miracles. Et vu que l’espace est contraint et que la population se développe, on ne va pas pouvoir avoir une croissance exponentielle de la mobilité. Il faut donc la diminuer, c’est d’ailleurs ce que l’on observe dans les zones urbaines denses, la mobilité baisse depuis une dizaine d’années. Les gens se déplacent moins, car on commence à faire l’inverse de ce que l’on fait depuis les années_70. On relocalise l’activité et ça, c’est important, y compris pour sauver nos territoires et éviter l’hyper métropolisation. Ça veut dire garder du commerce local dans les centres bourgs plutôt que développer des centres commerciaux à 10, 15 ou 20 km par exemple et conserver des entreprises dans les territoires ruraux. C’est l’un des moyens de réduire la mobilité, tout comme ses alternatives : le télétravail, le co- working, etc. Cela recrée de l’emploi, de la vie, du lien social, et ça permet aux gens d’avoir plus de temps libre et donc d’être plus heureux. Ça va ensemble, il ne s’agit pas que de pollution, c’est aussi un enjeu de société.

Propos recueillis par Guillaume

Dessins: Emilie Seto et Benoit Perroud

1. Source : La monétarisation des effets locaux de la pollution atmosphérique, par l'Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité, 2004.


Cet article a initialement été publié dans le dossier sur les transports paru dans le numéro 12. Pour commander ce numéro ou vous abonner, rendez-vous ICI.

Commentaires

Bonjour, Je ne peux malheureusement que confirmer le constat de cette tribune. Par contre, je suis beaucoup moins positif sur l'avenir. Typiquement, j'ai entendu que cette année ma commune sera raccordé à la fibre optique. Donc comme pour tout les emplois que j'ai occupé, j'ai demandé si le télétravail était envisageable. La réponse est simple : non. Que ce soit de la part du client (près à m'embaucher, mais uniquement en présentiel) ou de ma société de service qui n'a pas de poste en télétravail. Donc je n'ai que 2 options : continuer à travailler à Paris ou petite couronne, ou changer de métier. N'ayant rien trouvé en télétravail, et ma formation de reconversion ayant été refusé, ma solution temporaire est donc de continuer mes trajets quotidiens. Donc concrètement, je suis plutôt pessimiste sur l'avenir des transports. Ps : le RER A n'est pas forcément l'exemple idéal, c'est un peu un colosse au pied d'argile. Le moindre incident le fit tituber gravement et provoque des incidents en cascades!