" Donner la possibilité aux gens d’être plus responsables de leur consommation d'énergie "

Indépendance énergétique de la France, développement des énergies renouvelables, programme de réduction des consommations, loi sur la transition énergétique… L'ingénieur et économiste Benjamin Dessus dénonce la politique énergétique de la France et regrette que les citoyens soient systématiquement mis de côté.

 

Avec son important parc nucléaire, la France se targue de son indépendance énergétique. Qu’est-ce que cela signifie ?
L’indépendance énergétique est le rapport entre l’énergie que l’on produit chez soi et celle que l’on consomme chez soi. En France, puisqu’on a toujours considéré que l’énergie produite dans nos centrales nucléaires était française, et qu’on en fabrique beaucoup, on se targue d’une indépendance énergétique élevée. Mais c’est complètement faux, car l’uranium n’est plus du tout produit en France depuis une vingtaine d’années. Certes, l’uranium compte peu dans le coût de fabrication de l’électricité nucléaire. Sur 55 centimes d’euro le kWh nucléaire, le combustible ne représente qu’à peine 10 %, soit 5 ou 6 centimes. Il est également plus facilement stockable que le pétrole. Mais il n’empêche qu’on est complètement dépendants de l’approvisionnement en uranium. Si le Nigeria ou le Kazakhstan décident de ne plus nous en vendre, on n’en a plus.
Si l’on s’en tient à la définition même de l’indépendance énergétique, on est donc, en France, plutôt au niveau de 9 % (grâce aux énergies renouvelables) que de 50 % comme l’affirment les chiffres officiels. On a même perdu en indépendance depuis 30 ans, car on ne produit plus du tout de charbon depuis les années 80.

 

Comment expliquer que cette vision faussée soit si bien ancrée ?
Parce que vous avez un corps des Mines et un lobby nucléaire qui sont culturellement tout-puissants. Dans les bilans énergétiques annuels du ministère de l'Environnement, on parle de la provenance du charbon, du pétrole, du gaz, etc., mais on oublie toujours de parler de l’uranium, qui est pourtant importé. Celui-ci se cache dans une colonne intitulée "électricité primaire" (voir encadré). Comme s’il y avait une ressource d’électricité dans la nature, un peu comme celle qui provient des éclairs des orages. Mais jamais on nous dit que les 9/10èmes de cela sont les stocks d’uranium. L’électricité nucléaire est perçue comme une espèce de phénomène naturel dont on bénéficie. Or l’uranium n’est pas une ressource d’électricité primaire, c’est une source de chaleur qui transforme l’eau en vapeur et met en mouvement une turbine qui produit de l'électricité. Mais en France, c'est bien ancré dans l'esprit des gens et de nos gouvernants que l'électricité nucléaire serait comme une espèce de phénomène naturel dont on bénéficie. Voilà ce qu’il se passe lorsque vous avez un lobby suffisamment puissant de gens qui pensent que le nucléaire va sauver le monde.

D’après vous, faut-il augmenter notre indépendance énergétique ?
Je ne suis pas sûr que dans un système totalement interdépendant et mondialisé, le premier problème soit l’indépendance énergétique. La définition du gouvernement français de l’indépendance énergétique est le rapport entre la production nationale d’énergie primaire (charbon, gaz, pétrole, hydraulique, énergies renouvelables, nucléaire) et la consommation d’énergie primaire. Or, le rendement des centrales nucléaires est très mauvais, de l’ordre de 30 %, il faut donc beaucoup d’énergie primaire pour faire peu d’électricité. Ce qui veut dire que quand vous faites du nucléaire en France, vous augmentez l’indépendance énergétique. Et si ce rendement avait été encore plus mauvais, vous seriez encore plus indépendant ! Alors qu’en réalité, la seule chose que cela voudrait dire, c’est qu’on serait encore plus mauvais pour transformer de l’uranium en électricité. Il y a donc un côté très artificiel dans cette notion d’indépendance, ça ne veut pas dire grand-chose.
Par contre, là où c’est très dangereux, c’est de dépendre à 75 % du nucléaire pour notre électricité ou de dépendre complètement du pétrole pour nos transports. Parce qu’en cas de panne brutale sur le nucléaire (on est sur cette pente actuellement avec 18 réacteurs arrêtés), si l’importation d’uranium devient difficile ou si les pays pétroliers commencent à restreindre leur production, on ressentira brutalement notre dépendance. Il s’agit d’une dépendance technique et politique plus qu’économique, et qui provient du fait que nous avons mis tous nos œufs dans le même panier. Nous sommes les seuls au monde à produire 75 % de notre électricité à partir du nucléaire. Les Allemands, quand ils ont abandonné l’atome, étaient à 30 %, comme les Japonais aujourd’hui. Il est crucial de diversifier notre production d’électricité, de façon à ne pas dépendre autant d’un combustible complètement importé et d’une technologie qui peut connaître d’autres Fukushima.

 

Peut-on envisager d’atteindre une production d’énergie totalement renouvelable ?
On peut l’envisager, cependant le problème n’est pas d’atteindre 100 %, mais plutôt de passer de 75 % de nucléaire à 75 % de renouvelable, par exemple pour la production d'électricité. Il faut sortir du nucléaire puis faire les 20 % restant avec un peu de pétrole, un peu de gaz. Bien sûr, il faudra discuter pour savoir si ce sera à 80, à 90 ou 10 % de renouvelable, et à quel horizon : 2035, 2040 ou 2050, mais il faut complètement inverser la tendance et c’est parfaitement faisable.
Par contre, pour y parvenir, il faudra de façon certaine diviser par deux notre consommation d’énergie. C’est d’ailleurs le premier objectif fixé par la loi de transition énergétique à l’horizon 2050. Car si on essaye de faire tout en renouvelable en continuant d’augmenter notre consommation d’électricité, ça devient très difficile.

 

Y a-t-il des mesures efficaces dans la loi de transition énergétique ?
Dans la loi de transition énergétique, des mesures ont été oubliées. Lorsqu’on parle de réduction de la consommation énergétique, tout le monde pense à la diminution d’énergie finale en général, par exemple en réduisant l’utilisation de pétrole. On pense plus rarement à l’électricité, qui représente un quart de l’énergie consommée. La consommation finale d’électricité est en train de diminuer de quelques pourcents par an, alors qu’elle augmentait systématiquement de 2 à  3 % par an dans les années 90. Cela s’explique par le fait que les ménages et l’industrie consomment moins. L'enjeu maintenant est d’accélérer cette diminution, ce qui est tout à fait faisable si l’on s’en occupe.

 

C’est dans les bâtiments (habitations et bureaux) que nous consommons le plus d’électricité. Quelles mesures adopter ?
Le bâtiment est effectivement le premier poste de consommation d’électricité. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas le chauffage électrique qui consomme le plus. Même si c’est une aberration, le chauffage électrique par convecteurs ne représente "que" 60 TWh en France sur les 250 utilisés dans l’habitat et le tertiaire. Les plus grosses consommations d’électricité sont celles dites spécifiques, c’est-à-dire dues aux objets qu’on ne sait pas faire fonctionner sans l’électricité : la télé, le frigidaire, le téléphone, l’informatique, etc. Et là, on s’aperçoit que cette consommation continue d’augmenter à toute allure en France, alors que d'autres pays ont réussi à la stabiliser. Ainsi, en 2000, l’Allemagne consommait la même quantité d’électricité spécifique par habitant dans l’habitat et les entreprises du secteur tertiaire que nous. Dix ans après, les Allemands ont réussi à faire 28 % de moins que nous.

Comment ont-ils fait ?
Ils ont mis en œuvre deux mesures essentielles : augmenter le coût de l’électricité et mener une politique industrielle qui privilégie l’efficacité énergétique des appareils. Résultat, aujourd’hui, ils ont encore une industrie d’électroménager (alors qu’elle a à peu près disparu en France), et ils ont inondé le monde de produits bien plus efficaces que les nôtres en termes de consommations électriques.
Comme l’électricité est chère, les gens achètent des produits de bonne qualité parce que la consommation électrique devient un critère, ce qui n’est pas du tout le cas en France. Ici, les gens ne savent pas que s’ils achètent un home cinéma, ils consomment 10 fois plus d’électricité qu’avec une télévision normale. Ils sont donc plus enclins que les Allemands à s’équiper en produits très consommateurs. Et finalement, la facture moyenne de l'Allemand pour son habitat n’est pas beaucoup plus élevée que la facture française, bien que l’électricité y soit beaucoup plus chère.

 

Comment faire pour ne pas pénaliser les ménages les plus pauvres ?
Ce ne sont pas les ménages les plus pauvres qui achètent des home cinémas. Mais il est possible de réduire considérablement nos consommations avec des gestes techniques relativement simples, à condition bien sûr que les industriels s’en occupent. Par exemple, ils pourraient ne fabriquer que des box qu’on peut éteindre sans avoir à attendre des heures pour retrouver l’usage du téléphone lorsqu’on les rallume. C’est comme mettre des ampoules économes ; désormais ça ne coûte plus très cher. Tout cela suppose une politique industrielle et, surtout, que les particuliers aient un minimum d’accès à la réalité de leur consommation. Parce que pour le moment, ils ne savent pas comment ils consomment leur énergie.
Si les gens savaient comment se décompose leur facture, s’ils savaient que c’est leur home cinéma ou leur chargeur de téléphone qui consomme tant d’électricité, il pourraient limiter leurs consommations et réclamer aux industriels des technologies économes. Mais pour cela, il faut de l’information et de la prise de conscience.

 

La loi sur la transition énergétique consacre la participation citoyenne dans la décision et la gouvernance des grands projets énergétiques...
Que le citoyen ait quelque chose à dire sur le grand projet éolien offshore du Tréport, je ne suis pas contre, au contraire. Mais ce n’est pas là que ça se passe. Le vrai problème, c’est ce qu’il peut dire sur sa consommation énergétique, comment il peut l’améliorer. Ce serait plus efficace de donner la possibilité aux gens d’être plus responsables de leur consommation d’énergie en leur montrant comment elle est utilisée. Et ce n’est pas ce que va faire le compteur dit intelligent Linky, qui se contente d’afficher la consommation globale d’un foyer en temps réel, sans préciser si c’est la machine à laver ou la box Internet qui consomme de l’électricité. Ce n’est donc pas très intéressant.

 

Mais comment associer les gens à la production d’énergie ? Les grands parcs éoliens ou photovoltaïques ne sont-ils pas en train de reproduire les erreurs de centralisation de la production électrique ?
Ces grands parcs soulèvent un vrai débat et je ne suis pas sûr qu’ils soient une très bonne solution. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en faire du tout, mais on risque effectivement de retomber dans les mêmes erreurs que pour le parc nucléaire, avec des systèmes hyper centralisés, complètement hors de portée du citoyen. L’un des intérêts des énergies renouvelables réside dans leur proximité, qui permet aux gens d’être à la fois consommateurs et producteurs d’énergie, donc de prendre conscience des limites des systèmes. Vous pouvez avoir une certaine action sur l’énergie renouvelable décentralisée de taille raisonnable, tels qu’une coopérative éolienne, un champ photovoltaïque dans votre commune, ou un système alimenté en bois ou ordures collectés localement. Le photovoltaïque sur le toit de votre maison ou de l’école du village, par exemple, va vous permettre de réaliser que la production d’énergie est liée à la consommation et réciproquement. Au contraire, ces grands parcs éoliens, financés le plus souvent par de très grosses entreprises ou fonds de pension, peuvent se faire totalement indépendamment des gens, de façon complètement déconnectée de leur consommation.

 

Des petites entités un peu partout pourraient-elles suffire ?
En tout cas, ça pourrait devenir important. On part de zéro, la question est de savoir si on commence à entrer dans ce système qui permet de changer complètement la philosophie des gens, la philosophie de ce qu’est la consommation d’énergie.

 

Mis à part le lien entre production et consommation, quels sont les atouts d’une production décentralisée d’énergie ? En quoi l’autonomie énergétique peut-elle être intéressante ?
La recherche d’une relative autonomie, pas forcément complète, par les consommateurs et les citoyens au niveau de leurs organisations locales (communes, départements, etc,) répond au souci d’avoir un mot à dire à la fois sur les modes de production et de consommation d’énergie, mais aussi sur leurs conséquences environnementales et sociales, notamment en terme d’emplois locaux. De plus, la décentralisation permet de réduire la dépendance vis à vis de systèmes (par exemple le nucléaire ou les fluctuations du prix du pétrole) sur lesquels les territoires n’ont aucune influence.

Propos recueillis par Sonia


Cet entretien introduit le dossier "en quête d'autonomie énergétique" paru dans le numéro 13 (automne 2016). Pour le commander ou vous abonner à Lutopik, c'est ICI.