Numérique : le nouveau monde des communs

Avec l'informatique, et surtout depuis Internet pensé dès le départ comme un outil social, les échanges sont facilités. De nouvelles pratiques de gouvernance émergent autour des logiciels libres, l'accès et la construction du savoir sont bouleversés par Wikipédia tandis que le numérique bouscule le modèle économique du droit d'auteur.

Wikipédia fête ses quinze ans cette année. Souvent présentée comme l’une des plus belles créations du monde numérique, l’encyclopédie collective et universelle se fixe un but : « offrir un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer ». Rien que dans sa version francophone, elle compte plus de 1,7 million d’articles en ligne et 2,5 millions de comptes utilisateurs, dont plus de 18.000 ont réalisé au moins une modification au cours des 30 derniers jours. Wikipédia est devenue incontournable sur la toile, où elle se décline en 249 langues. Elle puise sa force des contributions volontaires que chacun veut bien rédiger, car même sans être enregistré, tout le monde peut ajouter un article, des images, des précisions, ou bien corriger une faute d’orthographe. Si son contenu en français était imprimé, il représenterait l’équivalent de 565 volumes de l’Encyclopedia Britannica, une somme de culture commune qui bouleverse l’accès aux connaissances et l’élaboration des savoirs.

Jusque-là, les encyclopédies étaient handicapées par un processus de publication contraignant, basé sur un faible nombre de contributeurs et une longue chaîne de validation. Pour dépasser ce modèle, Wikipédia mise sur une construction collective et progressive. Le fonctionnement collaboratif du site est rendu possible par le wiki, un logiciel qui permet de modifier le contenu des pages directement depuis un navigateur web. Il n’y a donc pas de contrôle a priori sur les nouvelles publications de Wikipédia. Cependant, pour corriger les erreurs, annuler une modification malvenue ou empêcher le vandalisme, des wikipédiens plus aguerris veillent. Certains sont élus par la communauté, comme les administrateurs, qui ont le pouvoir de bloquer des utilisateurs, restaurer des pages, protéger un article sensible, etc.

Le résultat est impressionnant, la fiabilité des contenus de l’encyclopédie en ligne, qui attache une grande importance aux sources des informations, est jugée proche des publications scientifiques. « C’est fascinant de voir comment Wikipédia se développe et comment on peut partager des ressources en dehors d'une coordination hiérarchique. Il peut y avoir des litiges, mais le wiki permet des procédures de discussions et de votes. Et en cas de besoin, les administrateurs peuvent trancher. Un tel processus est plus simple à expérimenter dans le monde numérique, qui favorise la création du commun », observe Lionel Maurel, alias Calimaq, bibliothécaire, juriste, défenseur du domaine public et auteur du blog -S.I.Lex-.

Copyleft vs copyright

La science informatique est en effet historiquement construite autour de l’idée du partage et de la coopération. Dès le départ, les codes sources, le langage utilisé pour créer les logiciels ou les programmes, ont circulé librement. Ils pouvaient être modifiés et améliorés selon les besoins de la communauté qui s’en emparait. Certains d’entre eux, comme le programmeur Richard Stallman, ont défendu cette philosophie au moment où les brevets logiciels et les logiques commerciales se développaient. En 1984, Stallman lance le projet GNU, un système d’exploitation ouvert, et par la même tout le mouvement des logiciels libres. La licence GPL(licence public général) est écrite en 1989, elle garantit aux utilisateurs la liberté d’utiliser le programme pour n’importe quel usage, d’en étudier son fonctionnement, de l’adapter à ses besoins et d’en redistribuer des copies, modifiées ou non. Seul obligation : la version améliorée d’un programme qui dépasse un usage personnel doit être distribuée selon les mêmes termes que la licence GPL pour en faire bénéficier la communauté. C’est le principe du copyleft, qui garantit qu'un programme reste dans le domaine public, en opposition au copyright.

« Les logiciels libres permettent une interaction entre les contributeurs, les développeurs et les utilisateurs. Ils sont ouverts, avec un code accessible, un contact, un gestionnaire de bugs et des publications régulières sur les évolutions. Certains sont beaucoup utilisés, comme le lecteur de vidéos VLC, mais très peu de gens savent que c’est un logiciel libre », ajoute Frédéric Couchet de l’April, une association qui sensibilise le public à l’importance des logiciels libres. Il en existe des milliers, mais on pourrait citer le navigateur Firefox, la suite bureautique LibreOffice, Gimp pour le traitement des images et Scribus pour la mise en page. Ils fonctionnent souvent très bien et conviennent à la plupart des utilisations, mais ils souffrent d’une mauvaise image et de l’omniprésence des logiciels propriétaires. « C’est aussi une question d’habitudes qui sont difficiles à changer », poursuit Frédéric Couchet. D'autant que la plupart des ordinateurs sont vendus avec le système d’exploitation Windows et sa suite de logiciels, dont Microsoft fait la promotion dans les écoles et les entreprises.

L'énorme potentiel du numérique pour construire des savoirs et des outils communs provient de sa capacité à faciliter les échanges. Dématérialisés, les biens numériques peuvent se multiplier à l’infini pour un coût quasi nul, tout en acquérant plus de valeur ou de notoriété chaque fois qu’ils sont partagés ou transformés. Ils sont dits non rivaux, c’est-à-dire que l’usage par l’un ne remet pas en cause celui d’un autre. Ces particularités remettent en question la notion de propriété intellectuelle et interrogent sur la possibilité que les biens de la connaissances deviennent des communs.

Et les droits d'auteurs, alors?

Les « industries de la propriété informationnelle », comme les nomme le chercheur et informaticien Philippe Aigrin, ont beaucoup à perdre avec le partage numérique. Ces industries « ont en commun de s’être fait décerner des monopoles pour une activité très peu coûteuse bien qu’étant essentielle : la reproduction de l’information contenue dans leurs produits ». Elles exercent dans des secteurs aussi divers que la production de semences agricoles ou de médicaments. Mais celles qui sont pour le moment le plus impactées distribuent des films ou de la musique. Le partage informatique semble inéluctable et la pratique du téléchargement non marchand interroge le modèle économique lié au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle. Le phénomène touche aussi le monde scientifique avec Sci-Hub, qui propose l’accès aux publications scientifiques normalement payantes sur le site des éditeurs.

« Les acteurs économiques des marchés de la culture, qui ont construit leurs modèles d’affaires sur une économie de la rareté et de l’accès contrôlé, sortent déstabilisés de ce changement radical »2, écrit Valérie Peugeot, membre du Orange Labs et de l'association Vecam, qui désire donner aux citoyens les moyens de s'interroger sur les pratiques numériques. « Dès lors, la tentation est forte de revenir en terres connues, de reconstruire les “enclosures”, ces barrières juridiques (dispositifs punitifs comme la loi Hadopi) et techniques (comme les DRM – Digital Right Management, ou gestion des droits numériques) qui interdisent ou empêchent les pratiques de partage », poursuit-elle. Avec une protection DRM, il n’est plus possible de prêter un livre numérique, ce qui était possible avec sa version papier. « Au lieu d’avoir des livres augmentés, on les a sabotés, ce qui est en complète contradiction avec tout ce que permet le numérique. Les éditeurs persistent dans un modèle où ils cherchent à vendre des exemplaire des œuvres, mais ce sont surtout les intermédiaires qui en profitent. Les auteurs restent dans une situation précaire, seul un pourcentage infime arrive à vivre de leur création », poursuit Calimaq, membre de la quadrature du net. L’association ne défend pas forcément le modèle de gratuité, mais propose la légalisation du téléchargement non marchand en contrepartie d’une contribution payée par les consommateurs et qui serait reversée aux auteurs.

Le monde numérique nous propulse décidément dans une nouvelle ère et nécessitera de l'imagination pour inventer de nouveaux modèles. Internet peut légitimement être considéré comme un bien commun mondial en raison des libertés fondamentales qu’il assure, telles que la liberté d’expression et la libre circulation des connaissances. La toile, c'est aussi un réseau physique, de machines, de fibres, de câbles sous-marin, qui peut très facilement être coupé ou censuré. Internet, qui a pour but initial de faciliter les connexions humaines, peut devenir le support idéal pour un régime totalitaire, qui sait tout, entend tout, surveille tout. À l'heure des entreprises hégémoniques qui monopolisent cette ressource, la peur de Big Brother est légitime, mais elle ne devrait pas nous priver de penser aux possibilités infinies qu’il restent encore à inventer, de développer les pratiques de gouvernance qui émergent.

Guillaume


Les données informatiques personnelles peuvent-elles être un bien commun ?

En échange d’un service gratuit en apparence, Facebook, Google et les autres collectent énormément d’informations : historique de navigation, trajets, e-mails, conversations, contacts, états d’humeurs, vidéos, etc. « Certaines des entreprises les plus puissantes de la planète ont un modèle économique basé sur la collecte des données personnelles de leurs utilisateurs. Que Google sache sur quel site je suis allé n’est pas bien grave en soi, mais cela devient un vrai problème éthique quand nos données sont agrégées et traitées. Elles donnent un profil hyper précis qui touche concrètement à notre vie privée », alerte Pierre-Yves Gosset, de Framasoft, une association qui fait la promotion des logiciels libres et des solutions alternatives à ses mastodontes, notamment au travers de la campagne intitulé Dégooglisons Internet.

Google concentre plus de 60 % des requêtes dans le monde et plus de 90 % en France, il a créé presque un milliard de boites mail, soit celle d'un internaute sur quatre… L’entreprise diversifie ses services avec Google Cars ou Google Glass, et investit dans la santé et les biotechnologies. « Cela nous amène à une société où on ne sait pas si on est enregistré, surveillé, on fournit des infos constamment. On ne sait pas combien de temps les données sont stockées, ni quelles utilisations en seront faites, à qui elles seront données ou vendues. La seule solution est de passer par des logiciels libres qui sont des biens communs, c’est-à-dire qu’ils sont dirigés par une gouvernance collective, qu’ils sont transparents et qu’il n’y a pas d’espionnage des utilisateurs », milite Pierre-Yves Gosset.

D'autres s'interrogent sur la possibilité de faire de ces données personnelles un bien commun, estimant que des données dispersées et transparentes sont beaucoup moins dangereuses que des données concentrées entre les mains de quelques sociétés. Un amendement à la loi sur le numérique avait ainsi été déposé en ce sens. Il proposait d'inscrire dans le texte que « les données à caractère personnel, lorsqu’elles forment un réseau indivisible de données liées qui concernent plusieurs personnes physiques, constituent un bien commun qui n’appartient à personne et dont l’usage est commun à tous, dont la protection et l’utilisation sont régies par la présente loi ». Bien que rejetée, cette proposition est une étape de plus dans la réflexion en cours autour de l'enjeu que représentent toutes les traces que l'on laisse derrière nous sur la toile.


Les communs aux portes de la loi

« La création envisagée d'un domaine commun informationnel est à la fois inutile, dangereuse, et inopportune », c'est la première phrase de l’argumentaire du ministère de la Culture distribué aux députés avant l’examen du projet de loi sur le numérique fin février à l'Assemblée nationale. La majorité a rejeté des amendements qui visaient à faire entrer la notion de bien commun informationnel dans la loi. Il s'agit des faits, des idées et des œuvres qui ne relèvent pas du droit d'auteur ou qui sont placés dans le domaine public. « Le mot domaine public n'apparaît pas dans la loi actuelle. Ces propositions auraient permis de créer une définition positive, de défendre les communs devant la justice, d'initier des jurisprudences », se désole Lionel Maurel de la Quadrature du Net qui soutenait ces amendements.

Les représentants des ayants-droits (Sacem, Scam, Sacd, Cspla) dénoncent une entrave à la création et une orientation qui inverserait le principe de la protection du droit d'auteur, la norme en matière de propriété intellectuelle. L'argumentaire critiquait aussi la création d'un domaine commun informationnel consenti : « Au vu des rapports de force économiques sur Internet, il sera facile à un intermédiaire technique placé en position dominante (tels le magasin d’application Apple ou Youtube par exemple) de conditionner l’accès à leurs services à un abandon unilatéral et irrévocable des droits d’auteur ».

Les défenseurs des amendements reconnaissent bien une mauvaise préparation et des définitions un peu floues, mais ils dénoncent aussi la mauvaise foi des représentants des ayants droits. « Certains voudraient que la durée de la protection du droit d'auteur soit éternelle, nous trouvons qu'elle est déjà trop longue », juge Lionel Maurel. Les conventions internationales fixent sa durée à 70 ans après la mort de l'auteur. « Une fois que la propriété intellectuelle est terminée, il ne faudrait pas que de nouvelles protections renaissent. C’est complètement anormal d’avoir un droit d’auteur sur la numérisation d'une œuvre, qui n’est qu’une reproduction fidèle d'un tableau par exemple. Le droit d’auteur ne devrait concerner que l’œuvre originale, sinon, c’est une trahison de son principe ».

Les derniers débats autour de la prolongation des droits d'auteurs autour du Journal d'Anne Frank illustre bien le fait qu'ils peuvent être abusifs et créer une situation de rente plutôt que de favoriser la création. Le récit de la jeune fille morte en camp de concentration à 16 ans en 1945 aurait dû rentrer dans le domaine public le 1er janvier 2016. Mais le fond qui détient les droits d'auteurs estime qu'il faut attendre 70 après la mort de son père qui a retravaillé le récit. Dans ce cas, il faudrait attendre 2050.

Articles issus du dossier La révolution des communs, paru au printemps 2016 dans Lutopik 10
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