Le procès Persepolis, un verdict crucial pour la Tunisie

Dès huit heures du matin, des dizaines de personnes occupaient le trottoir en face du palais de justice. Ce 23 janvier, un procès pas comme les autres se joue au tribunal. Les chefs d'inculpations  sont "atteinte aux valeurs du sacré, atteinte aux bonnes mœurs et troubles à l'ordre public". Les accusés : trois responsables de la diffusion du dessin-animé Persepolis sur Nessma TV.

Ce dessin animé franco-iranien raconte la révolution iranienne et les années Khomeiny à travers le regard d'une petite fille. Dans une scène, elle imagine Dieu sous la forme d'un vieux personnage barbu et lui fait part de ses incompréhensions. Sacrilège. Le film est passé à la TV au mois d'octobre, deux semaines avant les élections. Pour protester contre la représentation de Dieu, interdite par le Coran, de nombreux islamistes avaient alors manifesté leur mécontentement, allant jusqu’à incendier au cocktail molotov la résidence de Nabil Karoui, patron de la chaîne. Ce dernier s'était ensuite excusé.

« Un film qui se moque de Dieu et de l'Islam »

Cela n'a pas suffi. Plus de deux-cents avocats, des associations et des parties civiles ont porté plainte. Ils réclament justice. « Nessma TV a passé un film qui se moque de Dieu et de l'Islam. Tous les musulmans sont contre ce film. Nous demandons au président de fermer la chaîne. C'est la moindre des choses pour calmer le peuple musulman tunisien », affirme un des manifestants. Sur place, la majorité pense à peu près la même chose. Les drapeaux noirs et blancs arborant le premier verset du Coran flottent. Beaucoup de tenues vestimentaires rappellent celles des salafistes. Barbe sans moustache et kamis, ample vêtement de couleur blanche. Les mégaphones crachent des slogans hostiles à la chaîne et à la gloire de l'Islam. A partir de onze heures, lorsque la mobilisation bat son plein, peut-être trois-cents personnes les reprennent en cœur.

« Il n'y a aucun mal à ce qu'une petite fille s'imagine Dieu »

 

 

De l'autre côté de la route, devant un café, les soutiens de la chaîne se font rares. Ils sont dilués parmi les curieux et les badauds. Ils ne comprennent pas cet acharnement à vouloir condamner ce film. « On a le droit d'imaginer Dieu, on l'a tous fait. Ils considèrent ça comme une attaque, ils n'aiment pas qu'on juge leur religion », pense cette jeune étudiante qui ne doit même pas avoir vingt ans.

Elle me traduit le nouveau slogan entonné par les islamistes : « Le peuple veut fermer Nessma TV ». Elle poursuit. Indignée, presque confuse. « Ils parlent au nom du peuple alors qu'ils ne le représentent pas. Le jour où l'on a dit que le peuple voulait la chute de Ben-Ali, là c'était tout le peuple. Il n'y a aucun mal à ce qu'une petite fille s'imagine Dieu ». Je remarque alors que la grande feuille cartonnée qu'elle tient encore enroulée contre son corps ne porte aucune inscription. Elle voulait y marquer cette idée : « Vous vous donner le statut de Dieu sur terre en disant faites ceci et pas cela et vous ne laisser même pas le droit à une petite fille d'imaginer Dieu ». Elle avoue avoir peur. « Ce qui est effrayant avec eux c'est qu'il ne veulent même pas discuter ». Je pense que sa pancarte est restée vierge.

Tensions, menaces, insultes

 

La situation est tendue, certains échanges sont vifs. Vers 11h30, un présentateur de la chaîne mise en cause est reconnu. Aussitôt, c'est la cohue. Plusieurs dizaines d'islamistes fondent sur lui, l'insultent. D'autres manifestants anti-Nessma plus sages s'interposent et font barrage à la fureur des plus virulents. La police qui se tenait prudemment à l'écart arrive en renfort. Les esprits se calment. Seul un vieil agent de la circulation reste sur place pour gérer le laborieux flux des véhicules qui sépare les deux camps.

 

D'autres scènes de ce type se produiront. Chaque fois qu'un avocat ou un journaliste en faveur de Nessma est identifié, une meute suit, menace. Le rédacteur en chef d'un journal connu pour ses positions anti-islamiste, parfois entachées de mensonges, s'est fait agressé alors qu'il sortait du tribunal. Quelqu'un qui tentait de s'interposer à reçu une tasse encore remplie de café derrière le crâne. « Ces gens-là sont pires que Ben-Ali » lâchera-t-il plus tard.

Des positions irréconciliables

 

Les positions sont inflexibles, fermes et diamétralement opposées. « Acceptez-vous qu'on insulte votre mère ? Votre père ? Non ? Et Dieu alors ? », lance une femme ayant la trentaine. « Nous ne sommes pas que des islamistes ou des salafistes ici. Regarde comme je suis », dit-elle en me faisant remarquer ses cheveux apparents, son jean et son petit pull. Un autre, à la tenue vestimentaire plus marquée, ajoute :« Je suis pour la liberté d'expression, mais il faut connaître ses limites. Ma liberté se termine là où commence la tienne. Dieu, le Coran et Mohammed sont hors du sujet de la liberté. Même si Nessma est une chaîne privée, elle doit respecter le droit des pays musulmans. Nous avons notre droit et notre Islam ». Discours inconciliable bien sûr avec les partisans d'une totale liberté d'expression. « Nous sommes là pour faire respecter ce droit. Si l'on perd le procès aujourd'hui, je pourrais subir le même sort que Nessma. J'ai peur un jour de me faire juger pour mes opinions, comme du temps de Ben-Ali », s'enrage une étudiante en Master, prof d'arabe aussi.

En face, on crie à la provocation. « Le film n'a pas été diffusé quelques jours avant les élections d'une manière spontanée, c'était calculé. On a voulu provoquer la population et principalement les islamistes pour nous diaboliser. Mais cela à eu l'effet inverse. Certains partis politiques ont pris la défense de Nessma et les partis islamistes ont gagné 5% à 7% de votes en plus », se félicite un partisan. « Il est interdit de représenter l'image de Dieu, même le directeur de la chaîne s'est excusé ». Il affirme que de nombreux Tunisiens ont supprimé la chaîne maghrébine de leur récepteur et que l'Algérie l'a même interdite. Il pense aussi que les mass-médias essaient de détourner les gens de la révolution et de les orienter vers d'autres lignes, sous-entendues, non-islamiste.

« Une manipulation pour vider la révolutions de ses objectifs »

A quelques mètres, c'est une autre histoire que l'on entend. « Cette affaire est une manipulation visant à vider la révolution de ses objectifs qui étaient principalement sociaux », juge un syndicaliste de l'UGTT. « Les autorités manipulent les extrémistes de tout bord, surtout religieux. Jamais je n'ai vu de slogans religieux pendant la révolution. Le travail, la liberté et la dignité étaient les trois revendications ». Selon lui, le gouvernement cherche à éloigner le peuple des besoins réels à travers l'instrumentalisation de groupuscules islamistes. « Pour eux, l'idéologie prime. Ils veulent instaurer un système islamiste à 100%. Stopper la pauvreté n'est pas une de leur priorité ». Ce procès ne serait donc qu'un paravent, servant de catalyseur d'opinion à une société qui se cherche.

Quoi qu'il en soit, le jugement n'aura duré que quelques minutes. On ne sait trop si ce sont les avocats de Nessma ou bien des ordres venus directement du ministère de la Justice, mais le verdict est repoussé au mois d'avril. C'est la deuxième fois que le tribunal ajourne sa décision. On le dit soumis à de fortes pressions étrangères qui chercheraient à garantir la liberté d'expression en Tunisie. Mais si les accusés sont acquittés, il est à peu près certain que le pays connaîtra de nouveau des manifestations de grande ampleur. Assurément, ce verdict sera d'une importance capitale pour l'avenir de la Tunisie et sera un indicateur sur les futures orientations du pays.