Le covoiturage trace sa route

Le covoiturage est aujourd’hui utilisé par des millions d’usagers presque partout dans le monde. Ce mode de transport, à la base économique et convivial, s’est transformé en un secteur d’activité lucratif dominé par Blablacar. Derrière le géant, plusieurs dizaines de plateformes tentent d’exister ou de s’engouffrer dans la brèche.

« On fait la chasse aux voitures vides ! » Chez Blablacar, l’objectif est affiché : que le covoiturage devienne un réflexe et que son site en soit la référence. En vogue depuis quelques années, le covoiturage représente aujourd’hui une véritable alternative au train et à ses prix prohibitifs ; il permet aussi de diminuer le nombre de véhicules et l’empreinte carbone par passager. Il est aussi devenu un marché à part entière, dominé par un acteur majeur, Blablacar.

« À terme, l’idée serait d’être présent partout où il y a des routes et des smartphones », assure Kévin Deniau, responsable de la communication chez Blablacar. Implantée dans 22 pays et revendiquant 35 millions de membres, l’entreprise française créée en 2006  a construit son empire sur un principe simple comme bonjour : partager sa voiture et les frais qui vont avec le temps d’un trajet.

Potentiel économique

Comme d’autres plateformes similaires, Blablacar met en relation conducteurs et passagers, l’offre et la demande pour un même trajet. Au cours des premières années de fonctionnement, le service était gratuit. Les passagers ne payaient que le conducteur du véhicule de la main à la main, avec une somme souvent évolutive en fonction du taux de remplissage du véhicule. Le site se contentait de vendre des plateformes de covoiturage spécifiques aux collectivités locales (régions notamment) et aux entreprises (Ikea par exemple). « Cela nous a financés au début, mais ce n’était pas une solution pérenne. La plateforme avait une croissance, il fallait payer les coûts inhérents à ce développement. » Aujourd’hui, l’entreprise a mis de côté cette activité pour se concentrer exclusivement sur les particuliers avec un nouveau modèle économique.

En 2012, Blablacar modifie son fonctionnement en facturant désormais systématiquement son service de mise en relation. Il impose aux passagers le paiement en ligne du trajet avant qu’il ne soit effectué, et Blablacar reverse ensuite l’argent au conducteur, tout en empochant au passage une commission, qui a tendance à augmenter. Pour les trajets de moins de 8 €, elle s’élève maintenant à 1,6 €  (mais jamais supérieure à 20 %) ; pour les autres, elle est composée d’une part fixe de 1,19 € auquel il faut ajouter 14,28 % du prix fixé par le conducteur. Un tournant majeur dans la façon d’appréhender le covoiturage. Le principe original, basé sur le partage, devient une activité lucrative. La relation de confiance entre le conducteur et les passagers, notamment faite de petits arrangements sur les modalités du trajet, tend à s’effacer derrière un service marchand bien rôdé et rigide. La convivialité et les échanges peuvent en pâtir : ce n’est pas rare que les passagers s’endorment immédiatement, regardent un film ou écoutent de la musique plutôt que de tenir compagnie au conducteur, partant du principe qu'ils payent pour un trajet, comme s'ils achetaient un ticket de train.

Le passage au payant est justifié par l’entreprise au nom d’un meilleur fonctionnement du service. « Auparavant, le système était basé sur un engagement oral, mais cela entraînait du désistement, à hauteur de 35 %, ou du surbooking… Aujourd’hui, on a seulement 3 % de désistement », avance Kévin Deniau.

Dix ans après son lancement et quelques levées de fonds, la start-up française poursuit sa lancée et rachète en 2015 le numéro un du covoiturage européen, Carpooling. Elle lève 200 millions de dollars la même année auprès de fonds d’investissement américains pour développer son activité en Amérique du Sud et en Asie. Blablacar enregistre ainsi 12 millions de voyages par trimestre sur l’ensemble des 22 pays dans lesquels elle est présente. Pour augmenter l’attractivité et fiabiliser davantage le covoiturage, la firme a signé des partenariats avec Total, qui offre un bon de 20 € d’essence à tout nouveau covoitureur, et avec Axa, qui garantit une arrivée à destination en cas de panne et assure le prêt du volant. Vinci offre également les frais de gestion au conducteur qui utilise Blablacar sur l’abonnement télépéage, et construit des aires dédiées au covoiturage à proximité des autoroutes.

Différents modèles

Dans son sillage, des dizaines de plateformes Internet se lancent à l’assaut de ce nouveau marché. Essentiellement locales, elles ont ainsi investi le champ des trajets courts, notamment domicile-travail, un peu délaissé par Blablacar (où les trajets publiés sont en moyenne de 330 kilomètres). Les plans de déplacements des entreprises, qui visent à optimiser le transport lié aux activités professionnelles, intègrent de plus en plus le covoiturage entre salariés comme une solution. « On part de très loin, seulement 3 % de ces trajets sont covoiturés, selon l’Ademe1 », lâche David Larcher, créateur de Coovia, un site spécialisé dans le covoiturage urbain. D’abord lancée à Toulouse en 2012, Coovia s’est également développée à Nantes, et compte aujourd’hui neuf salariés.

La particularité du site est de proposer à l’utilisateur des solutions sur tous les réseaux de transport d’une métropole. « Pour un trajet donné, on va renvoyer toutes les possibilités, en incluant du covoiturage, mais aussi le bus, le métro ou les vélos en libre-service. On part du principe que la voiture peut être un transport en commun comme un autre », affirme David Larcher. Les initiateurs du site évoquent d’ailleurs des « lignes » de covoiturage, que l’on peut combiner avec d’autres modes pour se rendre à destination. L’usage du covoiturage au quotidien diffère de celui sur longues distances. « Les gens font toujours les mêmes trajets toute la semaine donc ils se connaissent, il y a une proximité qui se met en place, entre voisins, collègues… » Aujourd’hui, Coovia propose 3.000 lignes de covoiturage, mais seules quelques dizaines sont utilisées. Comme sur Blablacar, le passager paie une commission, correspondant à 10 % du prix du trajet. La start-up a également des partenariats avec certaines entreprises locales, qu’elle souhaiterait développer, « pour que les sociétés prennent un abonnement à Coovia et incitent leurs salariés à opter pour notre offre de covoiturage local », précise David Larcher.

Grenoble, ville particulièrement embouteillée et sujette à des pics de pollution, possède également son expérience de covoiturage local. Trois étudiants de l’IAE, l’Institut d’Administration des Entreprises de Grenoble, ont lancé en avril dernier OpenCar, un site de covoiturage urbain complètement gratuit. Le passager n’a rien à débourser. Les trajets proposés le sont dans un rayon de 50 kilomètres autour de Grenoble. « On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de plateforme sur le territoire, à part pour certaines entreprises », explique François Fantin, président de la SAS OpenCar. L’originalité du concept repose sur le partenariat avec des restaurants, bars, salles de sport, etc. Les conducteurs ne sont pas indemnisés, mais ils reçoivent des cadeaux : menus, bons de réduction, gadgets, cours de fitness... OpenCar se rémunère grâce à la publicité qu’elle vend sur son site. Encore très récente, la plateforme compte à ce jour environ 900 inscrits, pour 15 à 20 trajets par jour. « L’objectif est d’atteindre 8 000 inscrits », espère son président.

Un bien commun

Publicité ou commissions, la question du financement est au cœur des préoccupations des créateurs de sites de covoiturage qui espèrent vivre de ce concept. Le site covoiturage-libre, lui, a une démarche complètement différente. La plateforme est gérée par une association Loi 1901, qui compte sept personnes, toutes bénévoles. « On a lancé le site en 2011, au moment où Blablacar a commencé à créer un modèle d’équilibre économique basé sur les commissions », explique Bastien Sibille, président de l’association. « On s’est dit qu’il y avait la place pour une offre gratuite, pour faire en sorte que le service soit accessible au plus grand nombre. Blablacar n’est pas notre ennemi, ils ont fait naître un nouveau type de déplacements, mais il doit y avoir un espace pour une autre offre. »

Conçu sous une forme participative, Covoiturage-libre appartient à une communauté d’utilisateurs impliqués, notamment sur Facebook (22.000 personnes). Parmi les cinq engagements inscrits sur le site, l’association affirme en particulier que la plateforme est un bien commun : « Nous ne serons jamais achetés ou cotés en bourse »… Animée par l’idée de créer du lien social et de préserver l’environnement, la communauté ne vit que de dons. Une campagne récente lui a rapporté 2.000 euros. Malgré des moyens très limités, Covoiturage-libre propose quelque 100.000 trajets par an, une goutte d’eau par rapport à Blablacar. Par exemple pour un Paris-Lyon recherché deux semaines à l’avance, Blablacar propose 22 trajets, contre aucun pour Covoiturage-libre. Pour augmenter son offre, le site associatif devra s’améliorer : « On va refonder la plateforme pour avoir un service de plus haut niveau, créer un compte utilisateur par exemple. L’objectif est clairement d’avoir beaucoup plus de trajets à l’avenir », promet le président de l’association. Une condition indispensable pour inciter les gens à changer de plateforme, et l’enjeu est de taille. Blablacar, valorisé sur les marchés financiers à hauteur de 1,4 milliard €, profite de sa situation de monopole pour augmenter progressivement ses marges, au bénéfice des actionnaires plutôt que des voyageurs.

Clément Barraud

1. Etude nationale sur le covoiturage de courte distance, par l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie. Septembre 2015.


Cet article a initialement été publié dans le dossier "Tous mobiles, à quels prix ?", paru dans Lutopik n°12 (automne 2016). Pour le commander, ou vous abonner, c'est ICI.