Mais où va la SNCF ?

La politique ferroviaire a tout misé depuis 1980 sur les TGV, plus rentables que les lignes classiques désormais délaissées. Avec une dette de 45 milliards d’euros et des infrastructures usées, la mission de service public de la SNCF est remise en cause, et la prochaine ouverture à la concurrence des services ferroviaires de voyageurs ne devrait pas arranger les choses.

Retards, annulations, hausse des prix, baisse de la qualité du service, etc. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la fiabilité et le niveau de satisfaction ne sont pas les premiers termes associés à la SNCF, Société nationale des chemins de fer français. « L’état de la SNCF est aujourd’hui très mauvais, même s’il n’a jamais été très bon et qu’elle a toujours manqué de moyens », affirme Philippe Mühlstein, ingénieur retraité de la SNCF, toujours syndicaliste à Sud Rail. « On observe un dysfonctionnement sur l’ensemble du réseau et une réduction considérable du nombre de lignes, de 41.000 km à la création de la SNCF en 1938 à 29.000 km actuellement », renchérit Pierre Ménard, président de la Convergence nationale rail, qui regroupe différentes organisations et collectifs qui défendent le ferroviaire et dénoncent les fermetures de lignes.

Cette situation résulte d’une évolution marquée par d’importants changements. Au XIXe siècle, la puissance publique s’associe au privé pour développer le chemin de fer. L’État achète les terrains et impulse la création de lignes en finançant l’infrastructure et les ouvrages d’art. Des concessions de longues durées sont octroyées aux compagnies qui construisent et exploitent leurs propres réseaux. Elles doivent respecter un cahier des charges qui les oblige à desservir certaines destinations et leur impose un tarif. Les conditions sont avantageuses pour les compagnies : elles bénéficient de subventions et de l’assurance du versement par l’État de dividendes à leurs actionnaires en cas de déficit, ce qui arrive avec la multiplication des lignes moins fréquentées.

La SNCF est créée en 1938. Elle absorbe les compagnies privées et exploite l’ensemble des lignes ferroviaires du territoire. La nouvelle société d’économie mixte est détenue à 51 % par l’État, le reste revenant aux actionnaires des anciennes firmes. Le premier amendement à cette « nationalisation » intervient en 1971, lorsque la SNCF obtient l’autonomie de sa gestion. Elle a désormais plus de liberté sur sa politique tarifaire et sur ses choix de dessertes, mais a l’obligation d’être rentable. En contrepartie, l’État paie pour ses missions de service public, comme avec les RER, les Transiliens et les Intercités. Il rachète également progressivement les parts des actionnaires privés jusqu’à en devenir l’unique propriétaire. En 1983, la SNCF change de statut et devient un Épic (Établissement public à caractère industriel et commercial).

L’UE instaure la concurrence dès 1991

Selon Philippe Mühlstein, les choses commencent à vraiment mal tourner après 1991, lorsque l'Union européenne instaure progressivement l'ouverture à la concurrence. Elle impose pour cela de distinguer le gestionnaire réseau du gestionnaire transport, afin que plusieurs compagnies puissent faire circuler des trains en concurrence sur les mêmes lignes. « On est allé plus loin que les directives européennes qui imposaient seulement une séparation comptable entre la gestion des infrastructures ferroviaires et celle des services », déplore le syndicaliste. La France choisit en 1997 de créer une nouvelle entité, RFF (Réseau ferré de France), qui devient propriétaire des infrastructures et responsable de son entretien. La SNCF paie alors à RFF les « sillons », des redevances pour l’utilisation commerciale des lignes, tandis que RFF délègue à la SNCF les opérations de maintenance du réseau. « Les intérêts sont contradictoires, l’un veut faire payer cher le droit d’accès au rail en réduisant le montant des travaux, tandis que l’autre veut un réseau de qualité et payer le moins cher possible. Un système ferroviaire ne peut être optimal que si ces deux gestions sont entre les mêmes mains », estime Philippe Mülhlstein.

Aujourd’hui, RFF n’existe plus. La nouvelle restructuration issue de la réforme de 2014, qui devait simplifier ce système complexe, a conduit à la création d’un « groupe industriel public intégré » composé de trois Épic : SNCF Réseau, le gestionnaire de l’infrastructure, SNCF Mobilité, qui exploite les trains, et SNCF tout court, qui chapeaute le tout. Mais cela ne règle toujours pas le principal problème de la SNCF, sa dette, qui dépasse 44 milliards d’euros. Rien que les intérêts lui coûtent chaque année 1,5 à 2 milliards d’euros. Pour répondre à l’obligation d’équilibrer ses comptes, la SNCF a emprunté sur les marchés financiers et a eu recours à des partenariats publics-privés pour développer ce qui était le plus rentable : les TGV. Mais les dernières lignes construites sont beaucoup moins intéressantes. « La rentabilité d’un Lyon-Paris est supérieure à 10 %, Paris-Strasbourg de quelques pourcents et le Rhin-Rhône est déficitaire, il n'est pas assez fréquenté », constate Philippe Mühlstein. « Il y avait l’idée de lutter contre la concurrence des avions, cela se justifiait dans un certain nombre de cas, mais nous sommes tombés dans les excès. Les lignes à grande vitesse (LGV) coûtent extrêmement cher, mais sont devenues un argument électoral. On continue d’installer des LGV là où elles ne se justifient pas, parce qu’elles entrent en concurrence avec d’autres lignes classiques qui fonctionnent, mais qui nécessiteraient un entretien pour être efficaces », déclare quant à lui Pierre Ménard. La Cour des comptes est aussi parvenue plusieurs fois à la même conclusion.

Défaillances à la chaîne

« On a complètement laissé de côté les lignes classiques, le réseau et le matériel se sont dégradés et on en a vu les conséquences avec l’accident de Brétigny. C’est le point extrême, mais cette dégradation se traduit en général par de mauvaises conditions de circulation », alerte le président de la Convergence nationale rail. De nombreuses raisons expliquent ces défaillances. « On sait qu’il faut changer un aiguillage, mais on attend un an alors qu’il faudrait un entretien presque en continu. Dans l’attente des travaux, on met en place des limitations temporaires de vitesse. Il y a aujourd’hui environ 5.000 km de ralentissement pour attente d'entretien, alors qu’il n'y en avait que quelques centaines dans les années 1980. Cela conduit à des engorgements, des retards, des trains qui sont supprimés pour des périodes d’un mois, six mois. L’entretien est réalisé par des boites qui ont l’habitude de travailler pour le BTP, et donc de fermer les routes. Quand la SNCF le faisait, il y avait suffisamment de savoir-faire pour effectuer les travaux tout en maintenant à peu près le trafic. Cela nécessitait plus de personnel, mais il y avait moins de retard. Les entreprises de BTP n’ont pas le même souci de la qualité du service rendu et ne sont pas redevables de la satisfaction du public », égraine Philippe Mühlstein. Pour noircir un peu plus le tableau, les Régions, qui ont mis beaucoup d’argent dans les TER après le désengagement de l'État, sont aujourd’hui elles aussi en difficultés. « Le transport est toujours leur premier poste de dépense, mais elles ont de moins en moins de moyens et commencent à supprimer des lignes de TER pour les remplacer par des autocars ».

Si l’on se base sur l’expérience du fret, l’ouverture à la concurrence pour les voyageurs prévue en 2020 pour les TGV et en 2023 pour les Intercités et les TER, ne devrait pas arranger la situation. Depuis 2006, le secteur du fret est entièrement ouvert à la concurrence, et il ne s’est jamais aussi mal porté qu’aujourd’hui : le trafic a baissé, les prix ont augmenté et certaines lignes ont été délaissées au profit du routier. En matière de fret ferroviaire, les trains rentables sont ceux dits complets, ceux qui joignent deux destinations sans manœuvre. Inversement, les wagons isolés coûtent cher. Quand un client demande un ou peu de wagons, il faut les acheminer vers une gare de triage pour constituer un train pour le trajet principal. Ils sont à nouveau manœuvrés en triage afin d’être amenés ensuite à leur destination finale. « Avant la concurrence, le monopole de la SNCF permettait de conserver les wagons isolés en comblant leurs déficits. Mais le secteur privé ne cherche que la rentabilité et ne s’intéresse qu’aux trains entiers, ce qui a conduit la SNCF à abandonner des wagons isolés », explique Philippe Mühlstein.

La sncf est devenue une fiction

Avec l’ouverture à la concurrence, il n'est plus possible d’effectuer la balance des coûts et des recettes, qui permettait de compenser en partie les pertes de certaines activités. Cela inquiète d’autant Philippe Mühlstein que chaque offre de la SNCF, TGV, Intercités, Transiliens, fret, etc., effectue en autonomie sa propre gestion. « Ce sont autant d’entreprises distinctes, avec un personnel et du matériel dédiés. C’est dramatique pour les branches ou services peu ou pas rentables. La SNCF est devenue une fiction, composée en réalité d’entreprises distinctes placées les unes à côté des autres. Cela favorisera une privatisation par morceaux. Ils vont dire qu’ils ne vont pas le faire, mais ça a déjà commencé de manière rampante. La SNCF a créé des filiales de droit privé et confie la gestion de la restauration, le nettoyage des wagons, le gardiennage, la réparation des locomotives, l’entretien des infrastructures, à des prestataires privés. »

Pour lui, l’explication de ces choix politiques est simple. « Les raisons sont essentiellement financières, le ferroviaire est cher alors que le développement du transport routier est une vache à lait, grâce à la taxe sur les produits pétroliers et la TVA. Depuis 1990, on a dépensé en France 500 milliards d’euros pour les infrastructures de transport, dont les deux tiers pour la route, et seulement 18 % pour la SNCF, dont 7 % pour le TGV. L’État n’a jamais voulu reprendre la dette de la SNCF. Il faudrait une délibération, afin que les citoyens décident de ce qui doit relever d’un service public. Quand ce sera décidé, il faudra procéder à une véritable nationalisation du service public ferroviaire et l’État devra y mettre les moyens. Le débat public aurait permis de soulever la question de construire un TGV ou de privilégier les plus petites distances et l’entretien des infrastructures ». L’une des seules notes d’optimisme que relève Pierre Ménard dans la situation actuelle serait peut-être la réapparition des tramways dans certaines villes. « C‘est dommage de les avoir fait disparaître, cela coûte cher aux collectivités et aux citoyens, mais on finit par revenir à des choses un peu plus sensées. » Espérons qu’on ne se rendra pas compte trop tard de la richesse que constituait un bon maillage ferroviaire comme moyen de transport.

Guillaume