MSAP : la privatisation de l’accueil

Pour lutter contre la désertification des services publics en milieu rural, aider les gens désemparés face au numérique, ou tout simplement assurer un accueil qui n’existe plus dans de nombreuses administrations, les Maisons de services au public (MSAP) se sont développées à grande vitesse. Mais cette privatisation de l’accueil ne résout pas les inégalités de la population face à l’accès aux services publics, d’autant que les moyens alloués sont limités.

Dans chaque bureau, les mêmes histoires. Celles de personnes, souvent âgées, parfois non francophones, venues chercher de l’aide pour remplir leurs dossiers administratifs. Des personnes démunies face au tout-numérique, habitant trop loin des grandes villes ou qui n’ont pas trouvé d’oreille attentive dans les administrations qu’elles ont contactées. « Certaines personnes, notamment des papis-mamies, viennent dans un état d'anxiété terrible. Elles se trouvent soudain dans l'incapacité de faire des démarches simples qu'elles ont jusqu'alors toujours réalisées seules, telle une déclaration d'impôt. Déconnectées, obligées de demander de l’aide et pour elles, c’est une déchéance », indique Isabelle Géhin, qui dirige cinq Maisons de services au public (MSAP) dans une zone rurale du Doubs.

Lancées en 2006 sous l'appellation Relais de Services Publics puis sous celle de MASP en 2013 sur l’ensemble du territoire, ces maisons regroupent différents services publics afin d’offrir un guichet unique de proximité aux usagers : CAF, impôts, Pôle Emploi, Sécurité sociale, organismes de retraites, MSA, etc. On en compte aujourd’hui 1.281, dont près de la moitié sont gérées par La Poste, les autres dépendant soit de collectivités, soit d’associations. Elles sont financées à hauteur de 50 % par l’État et les différents opérateurs représentés dans les MSAP. Toutes sont labellisées par l’État et doivent répondre à une charte qui définit notamment les modalités d’accueil et d’accompagnement du public, des horaires minimums d’ouverture, ou encore les délais maximum de réponse aux questions. Malgré ce cahier des charges commun, il existe de fortes disparités que ce soit en termes de fréquentation ou de qualité de services rendus.

Le temps de l'accueil

À Montbéliard, 2e ville du Doubs en nombre d’habitants, une MSAP labellisée depuis janvier 2016 s’est installée dans le quartier défavorisé de la Petite-Hollande, au milieu des barres d’immeubles. La désertion des services publics n’est ici pas en cause. « Tout existe à 200 m », précise Romain Bonnot, son directeur. Mais une partie de la population est en précarité économique, sociale, familiale ou linguistique. « Les gens sont largués, démunis par rapport au numérique », explique-t-il. « On a fait le pari de les accueillir différemment, c’est-à-dire tout simplement de les accueillir, ce que les structures ne font plus ». Deux salariés en contrat aidé répondent aux nombreuses demandes des habitants, « mais il faudrait trois personnes à temps plein », estime Romain Bonnot. Ces agents ont suivi des formations auprès des différents organismes et ont un référent dans chaque administration qu’ils peuvent contacter pour les questions plus difficiles à résoudre. La MSAP a reçu très exactement 2.854 visites en 2017, un chiffre qui sera largement dépassé cette année grâce au bouche-à-oreille.

Non loin de Montbéliard, une association gère plusieurs MSAP déployées dans sept communes rurales avec des permanences allant de quelques heures par semaine à plusieurs jours suivant les villes. Elles ont eu au total, depuis ce début d'année, environ 4.500 visites. Six salariés et un contrat de service civique reçoivent le public et aident les usagers dans leurs démarches administratives mais également de recherche d’emploi. L’association a en effet la particularité de proposer également des offres de travail d'employeurs locaux, dans un secteur où certains habitants doivent parcourir une centaine de kilomètres pour se rendre au bureau Pôle Emploi le plus proche. Mais comme souvent, la plupart des usagers de ces MSAP viennent demander de l’aide pour utiliser l’ordinateur, voire sont illettrés (10 % du public). « Notre rôle est également de comprendre le verbiage administratif, le traduire et agir », résume la directrice. Depuis son bureau de la petite commune de Cuse-et-Adrisans, Isabelle Géhin, avec son équipe, reçoit tous les appels, renvoie les gens vers les différentes permanences locales, et accueille celles et ceux qui habitent le secteur . « Chaque rendez-vous dure en moyenne une heure, et personne ne repart sans une solution. »

Une qualité de service avec laquelle ne peut pas rivaliser la MSAP d’Arcey. Dans cette petite ville située à quelques kilomètres de là, la MSAP est gérée par la Poste, comme 504 d’entre elles. Depuis septembre 2017, Françoise Denis, qui tient le guichet depuis 30 ans, doit donc désormais assurer les missions de la MSAP en plus de son travail de postière. « Sans heure supplémentaire », précise-t-elle. Avec environ 60 clients de La Poste quotidiennement, elle n’a que peu de temps à consacrer aux deux ou trois demandes par semaine concernant les services administratifs. Un ordinateur avec scanner est à disposition du public dans l’ancien bureau du conseiller financier, « mais bien souvent, les gens ne savent utiliser ni l’ordinateur ni la souris. Il faut commencer par leur créer une adresse mail, puis un compte sur le site de l’administration. »

Elle aussi a suivi quelques formations, mais c’est le système D et son bon sens qui prévalent. « J’avais assez de travail avec La Poste. Je n’ai pas demandé à travailler aux impôts ou à la CAF. Parfois, j’ai peur de faire une erreur qui causerait du tort, notamment sur les questions d’imposition », déplore-t-elle. Mais elle n’a pas eu le choix. C’était ça ou la fermeture du bureau de Poste, la direction arguant d’une baisse de la fréquentation. Lorsqu’elle doit aider quelqu’un au poste informatique, elle fait donc les allers-retours entre le bureau et le guichet plusieurs fois par heure. Difficile dans ces conditions d’offrir une écoute attentive et une aide efficace.

Une manne financière pour La Poste

La baisse de fréquentation, Françoise Denis ne l’a d’ailleurs pas constatée. La direction régionale de la Poste elle-même n’est pas en mesure de la confirmer et parle d’une diminution du nombre de clients de 6 à 8 % des bureaux de Poste à l’échelle du pays chaque année. Pour celui d’Arcey, « il y en a eu autant en 2018 qu’en 2017, grâce à la MSAP », indique l’attaché de presse au pôle régional de La Poste. Pourtant, seuls de très rares usagers fréquentent le bureau de Poste d’Arcey uniquement pour les services de la MSAP. L’intérêt du groupe postal à s’investir autant dans les MSAP est donc plutôt à chercher du côté financier.

Depuis 2017, et jusqu’en 2019, La Poste perçoit chaque année 16 millions d’euros au titre des MSAP, soit une moyenne de 32.000 € par an et par structure. Un quart provient des opérateurs représentés, et les trois autres quarts, 12 millions d’euros, sont issus du Fonds national postal de péréquation territoriale, qui finance une grande partie des activités du groupe. Celui-ci est d’ailleurs passé de 170 à 174 millions d’euros sur cette période, cette augmentation étant entièrement dédiée au développement des MSAP. « Les principaux coûts d’une MSAP sont les besoins en matériel informatique et les travaux d’aménagement, notamment pour créer une zone de confidentialité dans les bureaux », explique le service communication de La Poste. À Arcey, il y a bien eu une rénovation du bureau de l'ancien conseiller bancaire et l’achat d’un ordinateur, mais les frais s’arrêtent là. Aucune augmentation pour la salariée qui a pourtant plus de travail. Et peu d’impact pour la population locale au vu du nombre de visiteurs de la MSAP et du peu de disponibilité des agents. Sachant qu’aucune embauche n’a été réalisée pour assurer les missions des 504 MSAP de la Poste, où vont les millions d’euros que le groupe postal perçoit chaque année au titre des MSAP ? Impossible de le savoir, le groupe arguant que le rapport annuel sur la gestion du Fonds national postal de péréquation territoriale ne peut pas être rendu public[1].

Pour Isabelle Géhin, il faudrait « adapter le financement au niveau de service proposé ». Les cinq MSAP qu’elle gère perçoivent chacune 30.000 € annuels de l’État et des opérateurs représentés, soit 50 % du financement total, « mais il est très difficile de finaliser les budgets ». En plus des six salariés « conseillers emploi », elle a dû faire appel à un service civique pour assurer l’accueil dans le bureau de Baume-les-Dames, la principale ville du secteur. Elle tente également de faire reconnaître l’intérêt général de l’association pour pouvoir collecter des dons en partie défiscalisés. « Les salariés font un énorme travail avec des bouts de ficelles », déplore-t-elle. Un sentiment partagé par Romain Bonnot. « Le modèle économique des MSAP, aujourd’hui, n’existe pas, sauf si c’est une collectivité territoriale qui les supporte. L’État n’assume plus l’accueil des usagers des services publics. »

Toujours plus de numérique

Dans les discours, le souci semble bien compris. « Il est inacceptable que 20 % de la population non équipée en ordinateur, n’ait pas accès au service public. Il faut être en contact et accompagné. On a déshumanisé le rapport de l’État au service public. Nous allons changer cette vision des structures administratives de l’État dans les années à venir », promettait Emmanuel Macron en juin dernier. Pourtant, le dossier de presse publié quelques jours plus tard par l’Élysée sur le thème « le service public : pilier du pacte républicain » fixait comme objectif principal le déploiement du numérique, sans avancer aucun chiffre en matière de soutien aux populations éloignées de l’ordinateur.

La numérisation des services publics se poursuit donc, en témoigne l’obligation de faire sa demande de carte grise par Internet (marquée par de nombreux dysfonctionnements). Et lorsque les administrés ont encore affaire à des humains, ceux-ci n’ont plus le temps d’accueillir convenablement les usagers. D’ailleurs, « les gens qui s’occupent de l’accueil dans les administrations sont toujours les moins considérés », souligne Romain Bonnot. « à la CAF comme à Pôle Emploi, ce sont souvent des services civiques à l’accueil, comme si ce n’était plus le travail des fonctionnaires de l’État ». En reprenant la mission d’accueil du public, les MSAP pallient ce manque. Mais avec un financement précaire, remis en cause d’une année sur l’autre, et des services de qualité très variable, elles ne règlent pas fondamentalement les problèmes d’inégalités d’accès aux services publics. Elles font d’ailleurs aussi le jeu de l’État en l’incitant à se désengager plus encore. Il arrive même que certaines administrations renvoient le public vers la MSAP locale pour obtenir plus vite une réponse…

Sonia Pignet

1. Estimant que ce rapport, qui fait état de la gestion d’argent public, ne peut être privé, nous avons saisi la Cada, la Commission d’accès aux documents administratifs, courant septembre, pour l’obtenir. Mais la procédure peut être longue….