La casse des services publics

Pour la plupart instaurés après la Deuxième Guerre mondiale, les services publics sont depuis quelques années consciencieusement démantelés. La course aux économies à courte échéance détruit des pans entiers des services publics pourtant garants de la solidarité, de l’égalité et de l’intérêt général.

« Comment parler d’un droit du travail protecteur des salariés, d’égalité femmes-hommes, de ré-industrialisation, de démocratie, de transition écologique si aucune institution, si aucun service public n’est chargé de leur mise en place et d’en garantir l’effectivité ? » C’est par cette interrogation que débute le manifeste pour le service public du 21e siècle édité par la Convergence nationale des collectifs de défense et de développement des services publics. Le réseau fédère plusieurs comités locaux rassemblés autour de toutes les forces vives : usagers, personnels, élus, associations, organisations syndicales et politiques concernées par la reconquête des services publics de qualité et de proximité.

La situation la plus alarmante aujourd’hui concerne sans doute les hôpitaux, qui à force de regroupements, de restructurations et de nouvelles organisations sont littéralement au bord de la rupture. Certaines antennes ferment, le personnel n’arrive plus à suivre les cadences infernales imposées par les équipes dirigeantes et la qualité des soins diminue. La situation est si catastrophique que certains se suicident sur leur lieu de travail. Des médecins ou des chefs de service démissionnent ou menacent de le faire. La réserve sanitaire, normalement déployée en cas de catastrophe exceptionnelle, a été appelée en renfort cet été pour assurer le fonctionnement normal de plusieurs hôpitaux qui ne pouvaient faire face aux départs en vacances de membres de l’équipe médicale. Certaines maternités et certains services d’urgence ont dû fermer leurs portes faute de moyens humains...

Une longue liste de privatisations

Le secteur de la santé n’est malheureusement pas le premier service public à être démantelé. Après avoir investi pour installer le réseau cuivré de téléphonie dans les années 70, l’administration a dû se conformer aux directives européennes qui prévoyaient l’ouverture à la concurrence. C’est ainsi que France Télécom est créée en 1988. L’entreprise acquiert son indépendance financière en 1990 puis se transforme en société anonyme en 1996, mais l’État reste le seul actionnaire. Le capital de France Télécom est ouvert en 1997 et la société est introduite en bourse l’année suivante, en même temps que l’ouverture de la concurrence du secteur. Malgré les promesses, France Télécom devient une entreprise privée en 2004, quand la participation de l’État descend en dessous de 50 %. Après une utilisation accrue de la marque Orange, que France Télécom avait rachetée en 2000, la société adopte définitivement ce nom en 2013. Entre 2005 et 2009, le nombre d’employés est amputé de 10 %, soit 22.000 employés. La nouvelle organisation du travail et les méthodes de management qui intégraient des incitations au départ volontaire ont entraîné une vague de suicides. Plusieurs hauts responsables ont d’ailleurs été mis en examen pour harcèlement moral.

EDF et GDF sont tous deux nés en 1946 et sont le fruit de la nationalisation des centaines d’entreprises qui constituaient le secteur. Pour GDF, c’est la même histoire que France Télécom : mise en concurrence, changement de statut, introduction en bourse et désengagement progressif de l’État jusqu’à la privatisation complète et la naissance du groupe Engie en 2008. EDF n’est pour sa part que partiellement privatisée, l’État en détenant encore plus de 80 %. Cette particularité s’explique sans doute parce que le nucléaire représente l’essentiel de sa production et un enjeu stratégique majeur. Mais l’Europe pousse à la privatisation des barrages hydroélectriques détenus par EDF. Quant à la SNCF, elle vient de changer de statut pour se transformer en société anonyme et les dirigeants jurent que jamais elle ne sera transformée en entreprise privée… Ce ne sont pas les seuls exemples, il suffit de penser aux autoroutes ou aux aéroports, à Renault, TF1, au Crédit lyonnais, etc. Les gains de court terme sont conséquents, mais les profits garnissent désormais les poches d’actionnaires privés. Avec la diminution de l’amplitude horaire de nombreuses administrations, on peut constater tous les jours que l’État, progressivement, se désengage d’une part inquiétante des services qu’il offrait de manière équitable à la population.

L'Etat veut économiser 82,5 milliards d'euros en 5 ans

Les attaques contre le service public sont loin d’être terminées. La loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 prévoit en effet de réduire la part des dépenses publiques de 54,7 % du PIB à 51,1 % en cinq ans. Ces 3,6 points de PIB représentent tout de même la bagatelle de plus de 82,5 milliards d’euros. Pour y parvenir, le Premier ministre Édouard Philippe a mandaté un groupe d’experts chargé de trouver des pistes pour économiser 30 milliards d’euros d’ici 2022. Le rapport, intitulé CAP 22, préconise un tel traitement de choc que le gouvernement a choisi de ne pas le rendre public. Finalement, le rapport fuite. Il recommande notamment de remplacer l’humain par une interface numérique chaque fois que cela sera possible. Il est aussi envisagé de faire payer l’usager pour certains services publics, rompant par la même l’égalité d’accès entre les citoyens. Les politiques publiques seraient évaluées afin d’éliminer celles qui ne seraient pas efficaces, reste à savoir quels seront les critères choisis. Bien sûr, un certain nombre de compétences passeraient au privé et les partenariats public-privé seraient encouragés. Les prestations sociales, comme les allocations familiales ne seraient plus universelles, mais réservées aux plus pauvres. L’adaptation des méthodes de management du privé au public sera censée aider à « faire mieux avec moins ».

Remise en cause du statut

Le rapport CAP 22 prévoit aussi un recours massif aux contractuels privés et remet en cause le statut de la fonction publique. Celui-ci est un héritage du Conseil national de la résistance qui protège les fonctionnaires autant que les usagers des services publics. Il garantit le principe d’égalité avec le recrutement par concours et l’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique. Il peut ainsi exercer son métier à l’abri de toutes pressions et avec l’exigence de servir l’intérêt général. Mais aujourd’hui, les fonctionnaires sont montrés du doigt, accusés d’être responsables de tous les maux et de la situation plus précaire des travailleurs du privé. On s’écharpe sur le nombre de postes à supprimer et le compteur présidentiel s’est arrêté à 120.000 d’ici 2022 : 50.000 dans la fonction publique d’État et 70.000 dans les collectivités territoriales.

Certains, par contre, ne sont pas inquiétés. Ce sont les hauts-fonctionnaires, censés servir et garantir les intérêts de l’État et qui pourtant portent les coups les plus virulents aux services publics depuis des décennies. Dans son livre-enquête, Laurent Mauduit dénonce cette « caste » qui a plutôt préféré se servir en usant de la pratique du pantouflage : celle qui consiste à naviguer entre secteur public et privé. « Il a fallu entre vingt et trente ans pour perpétrer ce hold-up économique, et le constat ne fait plus de doute : les hauts fonctionnaires chargés de conduire les privatisations sont devenus les oligarques du système ». Pour l’auteur, l’élection d’Emmanuel Macron représente l’apothéose du mouvement. Il est lui-même issu de l’ENA, devenu inspecteur général des finances, puis associé gérant de la banque Rothschild avant de retourner au public en tant que secrétaire général adjoint de l’Élysée, ministre de l’Économie et élu au poste suprême de président de la République sur les ruines des partis traditionnels.

« La solidarité est absente des discours de nos dirigeants. Nous sommes confrontés à des élus qui ont une conception gestionnaire de leur mission », s’alarme Patrick, du Comité de vigilance pour le maintien des services publics de Haute-Saône. Ce collectif est né lors de manifestation contre la fermeture d’une maternité en 1981. « On a tenu 10 ans. Il y a ensuite eu les premières menaces sur la SNCF et sur le commissariat. Au début des années 2000, il y a eu la fusion des 3 hôpitaux : Vesoul, Lure, Luxeuil et la volonté de supprimer les urgences ». Ils sont allés jusqu’à occuper les urgences de nuit, mais cela n’a pas suffi. D’autres services seront supprimés par la suite. Cela n’arrête pas les militants, bien décidés à inverser le cours des choses et conscients de leur force. « On est bien implantés, officiellement reconnus, et même si nous sommes très critiques vis-à-vis des élus, on a besoin d’eux. Le fait qu’ils nous écoutent amène des résultats. Ils sont obligés de prendre position, de faire sauter des digues », se réjouit Michel Anthony qui anime le comité. Avec la complicité de certains d’entre eux, qui avaient mis à disposition les listes électorales et sorti les urnes, ils parviennent à organiser en 2004 un référendum local pour défendre le SMUR et des urgences ouvertes 24 h sur 24 à Lure, Luxeuil et Vesoul. Plus de cent communes sont concernées, la participation est importante et le résultat fut sans appel. Plus récemment, le Conseil régional, puis plusieurs départementaux, ont voté contre le plan de l’ARS (l’Agence régionale de santé) qui prévoyait encore des fermetures et des regroupements.

Il ne s’agit que d’un avis consultatif, et le territoire est toujours une zone blanche médicale, mais l’avancée est déjà grande. « Quand on dit à un maire qu’il faut regrouper un hôpital, que ça va être mieux, il est souvent pour sans bien comprendre le dossier. Aujourd’hui, les élus ne peuvent plus se faire embobiner. Ils connaissent les conséquences : on perd en qualité de soin, en accueil des patients ». Michel Anthony a participé à l’élaboration de la Convergence nationale, et pour lui, il s’agit bien de défendre l’ensemble des services publics. « C’est plus facile de mobiliser pour défendre le secteur sanitaire, mais les services publics forment un tissu d’interdépendance, si tu en fragilises un, tu en fragilises un autre et le territoire devient moins attractif, il se vide. Quand le tribunal a fermé, nous étions les seuls à le soutenir, tout comme la maison d’arrêt. En toute cohérence, c’est aussi un service de proximité. Je ne suis pas pour l’enfermement, mais puisqu’il y a des prisonniers, il faut éviter la double peine de l’éloignement ».

En première ligne pour constater les dégâts humains causés par cette politique, il sent que la saturation est proche. « Partout où on allait, on voyait la même chose. Avant, on nous accusait d’être ringards ou pessimistes, ça passe mieux aujourd’hui. Ce qu’on disait il y a 10 ans, les gens le palpent ». Patrick rajoute une touche d’optimisme. « Un individu seul ne peut pas tout, mais s’il mutualise ses moyens, il peut contribuer au bonheur de tous. On n’est pas des rêveurs, c’est la proximité qui permettra à nos territoires de vivre ».

Guillaume