Journaliste prise pour cible

Emma, journaliste à Radio Bip à Besançon, avait déjà perdu 40 % de son audition à cause d’une grenade dans une manifestation en 2016. Elle nous raconte les violences subies pendant la manifestation du 1er mai à Paris.

Avant de témoigner de mes « aventures » sur le terrain, je tiens à préciser que cette histoire n’est pas seulement la mienne. La question n’est pas de savoir si ma carte de presse devrait me protéger, mais bien pourquoi les CRS, et donc l’État, utilisent des moyens extrêmement violents contre ses propres citoyens.

Ce 1er mai 2018, je suis arrivée tôt place de la Bastille car je sais que la police met en place des barrages partout, et si l’on a le malheur d’avoir du sérum physiologique sur nous, on peut nous arrêter pour port de projectile. Mais j’ai trop d’expériences sur le terrain pour le laisser à la maison. J’avais toute ma panoplie de journaliste en manif : casque fluo siglé « TV - PRESSE », brassard presse, masque à gaz, lunettes de plongée étanches, chaussures de randonnée et protège-tibias pour me protéger des grenades, harnais de protection sur la poitrine contre les flash-balls, masque à gaz et surtout, bouchons pour les oreilles. Tout cela dans mon sac à dos. C’est encore assez incroyable pour moi de savoir qu’un tel équipement peut servir lors d’une manifestation à Paris.

Au bout de deux heures de tournage, une personne me dit à l’oreille que devant, il y a un cortège de tête « de malade ». Je vais voir et en effet, je n’avais jamais vu un groupe si important et compact de black blocs. Et encore plus étrange, pas un seul CRS à l’horizon. La manif commence et se dirige vers la gare d’Austerlitz. C’est par là que le fameux McDo allait faire les frais des anti-capitalistes. Quand j’ai vu que ça commençait à s’emballer, et qu’une caméra de France Info avait été cassée, j’ai mis toutes mes protections en place. Je sais que les black blocs n’aiment pas la presse, mais ce n’était pas avec eux que j’allais avoir des soucis.

Douche de mousse et tir tendu

En marchant devant le cortège de tête, j’ai regardé la belle vitrine d’une agence Renault et je l’ai filmée. Je me suis dit, c’est sûr cette vitrine va y passer. Et ça n’a pas raté. Une voiture a été sortie de la boutique et incendiée. Les CRS ont fait leur apparition en envoyant une première salve de grenades lacrymogènes et de désencerclement sur nous, alors que les black blocs étaient quant à eux bien en retraite. Le canon à eau a commencé à arroser la voiture en feu. À ce moment, je me suis mise à une distance assez importante (il faut dire que la mousse projetée n’avait pas l’air bio du tout) et j’ai filmé. Autour, il y avait uniquement des journalistes et des photo-reporters bien identifiables, pas un seul manifestant. Cependant, les CRS ont décidé que les journalistes méritaient une douche de mousse. Un acte volontaire réitéré par la suite et capté par ma caméra. J’ai dû la nettoyer et sortir sa housse anti-pluie, en plus de mon K-way. Tout ça sous une chaleur de 30 °C.

Une fois arrivés sur le pont d’Austerlitz, on s’est retrouvés nassés. Derrière il y avait les canons à eau et devant, une autre ligne de CRS. Sur le pont pas grand monde. Je me suis mise vers le milieu pour ne pas être mélangée avec les manifestants. À un moment, alors que les personnes les plus proches de moi devaient être à environ 6 mètres ou plus, j’ai vu à travers ma caméra un CRS prendre un lance-grenades, le charger, positionner vers le haut son arme, me regarder et se raviser pour me viser en tir tendu. J’étais déjà concentrée sur lui quand il a tiré, j’ai donc pu esquiver la grenade. Heureusement pour moi, c’était une grenade expirée de 2008 et elle n’a pas explosée (j’ai vu la cartouche). En tout cas, j’ai bien compris que c’était volontaire, encore une fois, et que cela m’était bien évidemment destiné. La personne qui a effectué le tir tendu portait une cagoule noire et ne portait pas de numéro de matricule, comme d’ailleurs l’ensemble des CRS.

Le dernier acte, le plus difficile pour moi, s’est produit à la fin de manif. Alors que je partais de la place de la Bastille vers ma voiture, des manifestants ont commencé à se rebeller contre les CRS qui n’arrêtaient pas de les pousser avec leurs boucliers pour qu’ils se dispersent. Un des manifestants tombe, et là, les CRS piquent une crise et chargent tout le monde. En trois secondes je vois environ cinq CRS (dont deux très jeunes) qui arrivent avec la matraque en l’air. Incrédule, je lève les bras et tente d’allumer ma caméra. L’un d’eux se dirige vers moi et hurle « dégage ». Je me suis retournée en protégeant ma caméra. Le CRS me scie les jambes avec sa matraque. Une fois. J’ai essayé de m’écarter, mais il m’a frappée une deuxième fois. Je pense qu’il a mis toute la force dont il était capable, car malgré ma forme plutôt sportive, je suis tombé de douleur. J’ai vraiment cru qu’il m’avait fracturé mon fémur. Je ne sentais plus ma jambe et la douleur m’avait littéralement coupé le souffle.

Des personnes se sont arrêtées pour m’extraire de là. Il y avait du gaz, ça criait partout, j’avais vraiment la sensation d’être sur un champ de bataille. Je n’arrivais plus à respirer. J’avais toujours le masque, mais je me suis dit que si je l’enlevais, ça allait être pire. Je suis restée ainsi quelques minutes pour reprendre mon souffle et bien serrer les dents. J’avais tellement envie de pleurer, mais j’ai tenu. Je ne voulais pas leur accorder ça. J’avais la rage, j’aurais pu me lever et malgré ma douleur, les charger à mon tour, leur jeter mon casque, mes chaussures, ma caméra à la gueule, tellement j’avais la haine. L’injustice dans toute sa splendeur. Absolument rien de tout ce que j’avais fait auparavant, juste marcher et filmer, ne justifiait cette agression lâche sur une personne, qui plus est, de dos. Je n’étais pas la seule matraquée, agressée, insultée par des CRS ce jour-là. Plein d’autres personnes ont subi le même sort. J’en ai vu d’autres se faire frapper avec la matraque 5, 6 fois. C’était l’horreur. La douleur passe, la colère reste.

Emma Audrey