Transports gratuits : une piste à suivre

Pour contrer l’hégémonie de la voiture dans les centres urbains, lutter contre les pics de pollution ou les inégalités sociales, certaines villes et agglomérations appliquent la gratuité dans les transports en commun. Mais malgré les retours d’expérience positifs, cette pratique peine à s’étendre.

Régulièrement, les grands médias abordent la question de la fraude dans les transports et le « coût » qu’elle représenterait pour la société. Pourtant, la gratuité des transports en commun pourrait régler bien des problèmes en limitant la pollution et en instaurant une vraie justice sociale. Des collectifs s’organisent aux quatre coins de la France pour promouvoir ce principe au nom de la défense d’un service public.

Celui de Grenoble, par exemple, affirme dans un mémento publié en septembre que « la mobilité dans la société d’aujourd’hui devrait être un droit reconnu pour toutes les personnes indépendamment de leurs situations sociales, familiales et administratives, de leurs âges et de leurs conditions de ressources ». De Compiègne (Oise) à Issoudun (Indre), en passant par Vitré (Ille-et-Vilaine), Châteauroux (Indre encore) ou Aubagne (Bouches-du-Rhône), une trentaine de villes ou d’agglomérations françaises ont franchi le cap. D’autres ont également opté pour une gratuité partielle, cantonnée à quelques lignes ou à une partie du territoire. La plupart de ces collectivités sont de taille moyenne, même si ces dernières années, certaines villes plus importantes adoptent la gratuité ou s’y intéressent de près.

Être plus dans le bus

L’un des objectifs principaux des villes qui appliquent la gratuité est de remplir les bus, particulièrement sous-utilisés. C’est le cas de l’agglomérations de Châteauroux, où vivent 75.000 habitants répartis dans 14 communes. En 2001, elle est la première collectivité territoriale de cette taille à avoir mis en place un système de transports en commun gratuit, sous l’égide du maire UMP Jean-François Mayet. La fréquentation des bus explose en un an, « de l’ordre de 80 % », selon Emmanuel Gerber, responsable du service déplacements à la métropole de Châteauroux. En 15 ans, le nombre de voyages a triplé, passant de 1,5 million en 2001 à 4,6 millions aujourd’hui. Partout où les transports sont devenus gratuits, la fréquentation a bondi, rendant le service réellement utile à la population.

Surtout, le maintien d’un réseau payant a peu de sens dans des villes où la vente de tickets ne constitue pas un facteur déterminant dans les frais de fonctionnement du réseau, comme à Châteauroux. « La billetterie ne représentait que 14 % du coût du service, soit 400.000 euros par an. Le reste est pris en charge par la taxe versement-transport, payée par les entreprises de plus de 11 salariés, qui a été augmentée de 0,5 à 0,6 % en 2002. Cela rapporte à la ville 4 millions d’euros par an », explique Emmanuel Gerber. La hausse du versement-transport a largement compensé le manque à gagner dû à l’absence de recettes. Sans oublier que la gratuité permet de faire des économies, par exemple sur les composteurs de tickets ou les opérations de contrôles.

Un choix politique

À Aubagne, la billetterie avait un impact encore plus faible puisqu’elle ne représentait que 7 % du coût de fonctionnement du service. L’agglomération a mis en place la gratuité sur son réseau de bus en 2009 avant de l’étendre au tramway en 2014, financé lui aussi en partie par la hausse du versement-transport. Une décision là aussi orientée par l’attrait limité des Aubagnais pour les transports collectifs, mais pas seulement. « Au départ, c’était clairement un choix politique, presque philosophique. Il faut bien se dire que la gratuité est la seule solution pour que les gens arrivent à prendre les transports en commun. Lorsqu’il y a un épisode de pollution à Paris ou dans d’autres grandes villes, les transports deviennent parfois gratuits », rappellent Maurice Dutot et Maurice Marsiglia, membres du Collectif de défense des transports gratuits du pays d’Aubagne. Le tramway dessert désormais sept arrêts, dont le quartier populaire du Charrel, excentré. Au total, la gratuité s’étend ici sur un territoire de plus de 100.000 habitants. En trois ans, l’agglomération a vu le nombre de voyages passer de 1,9 million à 5,5 millions, et celui des voitures diminuer de 5.000.

Aubagne, ville communiste depuis des décennies, est passée à droite en 2014, tout comme l’Agglomération. « Une droite obscurantiste, passéiste, et qui était farouchement hostile au passage en gratuit à l’époque des débats. Désormais au pouvoir, elle a complètement changé sa position et reprend même à son compte les arguments en faveur de la gratuité, pour la défendre et la développer », s’étonnent les membres du collectif pour le maintien de la gratuité. Ils sont inquiets, car ils craignent l’absorption du pays d’Aubagne et de l’Etoile par la métropole Aix-Marseille, dont les élus pourraient remettre en question la gratuité. « On nous a dit que les transports resteraient gratuits jusqu’en 2018, voire 2020, mais rien n’est sûr. On pointe du doigt le risque d’une fausse gratuité, car elle reposera à l’avenir sur un prélèvement du budget du futur conseil de territoire, à la place de l'actuelle taxe versement-transport ». En clair, la gratuité serait payée par une partie de l’impôt versé par les contribuables. Le collectif se méfie donc des orientations prises par les élus qui siègent à Marseille. « Non seulement on veut conserver notre gratuité, mais notre combat est aussi de l’étendre jusqu’à la métropole », assurent-ils. Jusqu’en 2014, les bus aubagnais affichaient fièrement la devise du réseau « Liberté, égalité, gratuité ». Aujourd’hui, le slogan a été remplacé par un timide « Bus gratuit » affiché sur les véhicules…

Les freins à la généralisation de la gratuité sont encore nombreux. Quand tout est monnayé ou presque, ne pas payer pour un service n’est pas naturel. « La notion de gratuité attaque de front une certaine vision de la société, qui veut que les choses soient payantes », avance Bruno Cialdella, un des animateurs du collectif qui se bat pour la gratuité dans l’agglomération grenobloise. « Le fait de payer, même un prix bas, semble apporter de la valeur à un service… » Les craintes peuvent être de plusieurs ordres : peur d’une augmentation des impôts, risques d’incivilités ou de dégradations, service au rabais… Autant de chiffons rouges agités par les opposants à la gratuité. Dans les faits, sur les territoires passés au gratuit, la situation est loin d’être catastrophique.

À Châteauroux, par exemple, la mairie assure que la qualité du service n’a pas été détériorée par le passage à la gratuité : « Les arrêts sont desservis tous les quarts d’heure. Le cadencement de la ligne 1, la plus fréquentée, a même été renforcé en 2009. La gratuité n’empêche pas de faire des travaux régulièrement, d’acheter des nouveaux abribus, des systèmes d’aide aux voyageurs… On renouvelle deux à trois véhicules par an, sur un parc de 40. On ne fait pas du low-cost ! » À Aubagne, même constat : gratuité ne signifie pas délabrement du service, au contraire. « Le réseau a été étoffé, les fréquences ont été augmentées ». Plus globalement, le basculement vers un système gratuit a incité au respect du matériel roulant, d’après Maurice Marsiglia : « Les utilisateurs se sont approprié leurs transports. Il n’y a pas eu de dégradation des véhicules, ni d’agression de chauffeurs. Il y a eu aussi des conséquences sur les relations entre voyageurs, le climat a été apaisé, des liens inter-générationnels se sont créés...»

Pour un service public gratuit

Pour certains, la taille des collectivités joue dans le fait de pouvoir ou non instaurer la gratuité dans les transports en commun. « Ça ne peut pas être transposable partout », estime Emmanuel Gerber. « C’est plus difficile pour une grosse ville, qui supporte des coûts beaucoup plus importants. Il faut faire du cas par cas, cela dépend du contexte local et de la position des habitants ». Même son de cloche du côté de Jérôme Baloge, le maire UDI de Niort qui, avec 117.000 habitants, sera la plus grande agglomération à passer son réseau de bus en gratuit en janvier 2017. « Ce n’est pas tenable partout ; il ne sera pas aisé de compenser des budgets de transport payés à 30 ou 40 % par la vente de tickets, comme à Paris par exemple ». Mais pour Maurice Marsiglia, à Aubagne, « l’argent de la billetterie ne couvre de toute façon pas l’ensemble du coût. Si c’est une volonté politique, il n’y a pas de barrières financières, même dans des villes d’un million d’habitants... »

La mise en place de la gratuité dépend surtout d’une démarche politique progressiste, guidée par une certaine idée du service public. Les exemples de villes passées au tout-gratuit sont autant d’encouragements à étendre ce principe ailleurs. À Grenoble, par exemple, il s’agit même d’une urgence sanitaire et environnementale, selon les défenseurs de la gratuité. La « cuvette » est la septième ville la plus embouteillée de France. Pourtant, la gratuité dans les transports en commun n’est pas la priorité des élus locaux, loin de là. « On n’a clairement pas la volonté politique ici, que ce soit à la mairie, malgré l’élection d’Eric Piolle (Europe-Ecologie les Verts) ou à la Métropole », se désole Bruno Cialdella, membre du Collectif pour la gratuité, créé fin 2014 et qui regroupe plusieurs syndicats et partis politiques de l’agglomération. Selon lui, le contexte politique local n’aide pas à la prise en considération de la gratuité à Grenoble : « Les élus de la “Métro”, en majorité de gauche, sont opposés à la gratuité par principe ». C’est notamment le cas du président du  Syndicat Mixte des Transports en Commun de l’agglomération grenobloise, l’élu écologiste Yann Mongaburu, qui craint qu’il faille en contrepartie augmenter la participation des collectivités, alors que leurs budgets baissent fortement.

Plus grave, selon Bruno Cialdella, les politiques mises en œuvre au niveau départemental vont plutôt dans le sens d’un renforcement du réseau routier pour fluidifier la circulation. « On est prêt à dépenser 400 millions d’euros pour améliorer les infrastructures routières, au lieu d’avoir une réflexion économique sur ce que coûtent les transports en commun ». Alors les membres du collectif grenoblois s’activent : « On organise des réunions publiques, des distributions de tracts dans le cadre de la semaine de la mobilité... » Parmi les arguments avancés : la barre du million de Français bénéficiaires des transports gratuits qui sera franchi en 2018, avec le passage de Dunkerque à la gratuité. Un chiffre symbolique, qui ne demande qu’à grimper.

Clément Barraud


Cet article a initialement été publié dans le dossier "Tous mobiles, à quels prix ?", paru dans Lutopik n°12 (automne 2016). Pour le commander, ou vous abonner, c'est ICI.