L'autonomie à fleur d'eau

De par leur isolement, les îles sont des territoires propices au développement de solutions d'autonomie énergétique. Si aucune en France n'est encore autonome, plusieurs se sont lancées dans l'aventure des énergies renouvelables. Zoom sur les îles bretonnes du Ponant, situées sur la façade atlantique.

« Il y a eu une marée noire pendant que je faisais mon service militaire. On déversait de la craie sur les nappes de pétrole pour le couler. Quelques années après ça, je ramassais encore des crabes qui avaient la gueule noire car ils mangeaient le pétrole tombé au fond de l'eau », raconte François Spinec. Cet ancien marin-pêcheur a passé toute sa vie sur l'île de Sein, au large de la pointe du Raz. Entre les marées noires et l'élévation du niveau des mers, il a développé une « sensibilité à l'écologie », comme il aime le dire. Le déclic pour agir a eu lieu en 2008, lorsqu'une  grosse tempête a provoqué des dégâts. « On a vraiment pris conscience des effets de la montée des eaux provoquée par les émissions de CO2. Sur l'île,  dont l'altitude moyenne est de 1,50 m, toute notre électricité provient du fioul, c'est lamentable ».  

En effet, les 216 habitants de l'île de Sein (120 en hiver) sont alimentés en électricité par un groupe électrogène. Même l'unité de dessalement d'eau de mer tourne au fioul, et de nombreux habitants se chauffent à l'électricité. Au total, environ 400.000 litres sont brûlés chaque année, et les émissions de CO2 par habitant sont treize fois plus élevées que sur le continent. Et à Sein, les transports n'y sont pas pour grand chose : les voitures ne sont pas admises sur l'île. En 2012, quelques habitants décident de passer à l'action avec l'aide de Patrick Saultier, un entrepreneur breton qui a déjà lancé un projet citoyen d'éoliennes dans sa commune, et qui s'est pris de passion pour l'île de Sein. « On a fait une dizaine de réunions publiques. Il y avait beaucoup de monde, de l'enthousiasme, on y croyait », se souvient Catherine Spinec, elle aussi née sur ce petit bout de terre de 60 ha.

Un projet visant à atteindre 100 % d'énergies renouvelables en dix ans est mis sur papier. Pour y parvenir, ils prévoient de s'affranchir complètement d'EDF en récupérant la gestion du réseau (dans les zones non interconnectées ZNI, comme l'île de Sein, seule EDF est pour le moment autorisée à gérer la production et la distribution électrique). « On a tout pour réussir ici : du soleil, du vent, des courants. Et pas de gros besoins puisqu'on n'a aucune usine », résume Catherine Spinec. Avec l'aide d'un avocat, les habitants choisissent de s'organiser en SAS et créent la société Île de Sein Energies (IDSE) en juillet 2013.

C'est à cette période que les choses se compliquent. « Lorsque EDF a vu que notre projet devenait sérieux, ils ont contre-attaqué », explique Serge Coatmeur, ancien gardien du phare de l'île et président d'IDSE. « Des rumeurs ont été lancées sur les motivations de Patrick Saultier (il toucherait par exemple un salaire exorbitant), le maire a fait volte-face ; on suppose que EDF a bien travaillé », résume-t-il. Peu après, EDF-SEI (Systèmes électriques insulaires), avec l'AIP (l'Association des îles du Ponant), la région, l'Ademe, et le syndicat des énergies du Finistère, fait une contre-proposition avec un plan qui prévoit 50 % de renouvelables d'ici 2023 et 100 % à l'horizon 2030 [1]. Mais les habitants réunis dans la société IDSE et soutenus par les membres de l'association Atreis (les Amis de la transition énergétique de l'Île de Sein), ne se satisfont pas de ce projet. « Ce que nous souhaitons, c'est se réapproprier la gestion de l'énergie. Pour cela, il faut mettre fin au monopole d'EDF sur l'île », indique Serge Coatmeur. « Que rapporte EDF à la commune ? Pas un euro ne retourne sur l'île. C'est une économie de prédation. Avec notre projet, on crée des emplois à Sein, l'économie reste sur l'île, on ne sera plus piloté depuis Paris, sous perfusion du continent. L'île se vide de ses habitants, on a besoin d'un projet dynamique », soutiennent-ils.

Projet en eaux troubles

Pour permettre à IDSE, notamment, de devenir concessionnaire du réseau électrique, des parlementaires déposent en juin 2015 un amendement à la loi sur la transition énergétique afin d'autoriser les habitants d'îles de moins de 2.000 clients à disposer de leur autonomie. La proposition a beau être soutenue par la ministre de l'Environnement Ségolène Royal, elle est rejetée par l'Assemblée nationale [2]. Mais il en faut plus pour décourager les partisans sénans de l'autonomie énergétique. IDSE décide d'attaquer l’État afin de « faire bouger les lois ». Début 2017, elle va déposer un recours pour non respect de la réglementation européenne sur la concurrence du fait du monopole d'EDF sur les zones non interconnectées.

Alors que le projet d'IDSE est bloqué, celui de l'AIP et de EDF avance. Les premiers panneaux photovoltaïques apparaissent sur le toit du nouveau Centre nautique (là où les partisans d'IDSE auraient plutôt mis du solaire thermique pour répondre au besoin principal du lieu : de l'eau chaude pour les douches). Un mât a également été installé durant une année afin d’évaluer le potentiel éolien sur l'île (mais le projet se heurte pour l'heure à la réglementation sur les paysages du littoral), et la mairie a lancé un programme de réduction des consommations : équipement des ménages en appareils de froid en classe peu énergivores, distribution d'ampoules à basse consommation puis de LED, aide pour la rénovation des habitations, construction de logements à énergie positive, etc. « Nous mettons en œuvre un projet de transition énergétique réaliste. Promettre 100 % de renouvelables est une belle étiquette, mais c'est impossible, tout comme se passer d'EDF », estime Dominique Salvert, le maire de Sein, en contradiction avec EDF qui affirme viser le 100 % renouvelable d'ici 2030.

Engagés dans une bataille de chiffres, à commencer par le nombre d'habitants qui les soutiennent, les pro et les anti-EDF ne sont d'accord sur presque rien hormis l'essentiel : réduire leur consommation de fioul. Quand les premiers accusent les seconds d'idéalisme, les seconds répliquent en leur reprochant leur frilosité. « L'ambiance sur l'île est devenue délétère », résume Ambroise Menou, ancien médecin de l'île et conseiller municipal. Lui soutient le maire dans cette affaire et sa toute récente visite à El Hierro (voir encadré) le conforte dans son idée que l'autonomie énergétique à Sein n'est pas possible sur le modèle d'El Hierro car l'île ne dispose pas des capacités hydrauliques de sa très grande sœur (El Hierro compte plus de 10.000 habitants). « Mais avec le temps, les technologies vont se perfectionner et on pourra sûrement se passer du fioul », admet-il. Du côté des "autonomistes", on affirme que c'est possible dès à présent, sans toutefois publier d'études pour le prouver, mais à condition d'utiliser toutes les sources possibles (soleil, vent, marées et houle), de mettre en place un système de pilotage intelligent du réseau (dans lequel certains appareils, comme les chauffe-eau électriques, ne fonctionneraient qu'en période de production électrique), de prévoir des batteries pour stocker l'électricité et d'allouer la CSPE[3] à des économies d'énergie. « L'île de Sein aurait pu être exemplaire en matière d'autonomie énergétique, mais en France il n'est pas facile de faire du 100 % renouvelable. Segolène Royal remet une médaille à El Hierro pour être devenue autonome en énergie mais l’État nous met des bâtons dans les roues lorsqu'on veut faire la même chose ici », déplore Christine Spinec.

L'énergie de la mer

Si Sein fait partie des îles du Ponant les plus en avance sur la réflexion autour de l'autonomie énergétique, d'autres s'engagent également dans cette voie. Sa voisine Ouessant, qui dépend elle aussi de groupes électrogènes, tente la voie de l'énergie marine. En 2015, le prototype Sabella D10 est devenu la première hydrolienne française à être immergée et raccordée au réseau électrique, avec l'objectif de tester cette technologie, son efficacité et ses impacts sur l'environnement. Sortie de l'eau après un an d'expérimentation, elle devrait être réinstallée en mars 2017, après la réparation d'un câble. Sabella devrait produire 15 % de la consommation de l'île, qui compte 877 habitants, et sera la première machine d'un futur parc hydrolien destiné à couvrir 70 % des besoins de Ouessant.

Plus au sud, Belle-île en mer est la plus grande des îles du Ponant avec 8.563 ha, et la plus peuplée (5293 habitants à l'année). Contrairement à Sein, Ouessant ou encore Molène, elle est raccordée au continent par un câble qui assure près de 100 % de son approvisionnement électrique (quelques panneaux photovoltaïques équipent de rares maisons individuelles). Malgré cet accès facilité à l'énergie, plusieurs habitants ont démarré une réflexion sur les énergies renouvelables. « Il faudrait 21 ha de panneaux photovoltaïques pour être autonome. Ce n'est pas impossible et ça apporterait du sens. Atteindre l'autonomie, que ce soit énergétique ou alimentaire, permettrait de montrer que Belle-île peut être exemplaire, que nous pouvons faire des choses. De plus, on sait déjà que cet hiver, la Bretagne sera confrontée à des baisses de tension car plusieurs réacteurs nucléaires sont à l'arrêt. L'autonomie énergétique permettrait aussi de sécuriser notre approvisionnement », indique Guillaume Février, directeur du CPIE, le Centre permanent d'initiatives pour l'environnement bellilois. Cependant, « on n'en est pas encore là », modère-t-il.

A Belle-île en effet, la question de l'énergie commence tout juste à émerger, portée par une soixantaine d'habitants. D'abord regroupés au sein d'un « groupe énergie », surtout focalisé sur la réduction des consommations, une partie d'entre eux, rejoints par d'autres, ont créé en 2016 l'association Energ'île autonome, pour commencer à « produire localement et consommer sa propre énergie ». « Ici, tous les toits sont orientés au sud, il est économiquement possible de faire du solaire[4]. Et cela va rendre visible la question énergétique », explique Nicole Morin, qui fait partie des fondateurs de l'association. Leur premier projet consiste à monter 200 m² de panneaux photovoltaïques sur la toiture d'un complexe sportif du Palais, la principale ville de Belle-île, avec un financement citoyen, la mairie s'étant pour sa part engagée à mettre ce toit gratuitement à disposition de l'association. L'électricité produite serait revendue à Enercoop. « Au début, on s'est fait beaucoup rire au nez avec notre projet », souligne Nicole. Et puis à force de faire les marchés pour en parler aux habitants, l'idée a fait son chemin. Quelques mois après sa création, l'association a récolté 15.000€ de promesses de souscription sur les 50.000 € nécessaires au lancement du projet.

« De notre fenêtre, ça évolue », estime aussi Guillaume Février. « Ces derniers mois, les communes belliloises ont évoqué des projets solaires, des professionnels du bâtiments sont venus à nos réunions. C'est timide, mais ça bouge ». Malheureusement, l'information est encore difficilement accessible. Le CPIE a commencé à structurer un centre de ressources, mais les moyens sont limités. « Il est assez simple de trouver des financements pour du petit équipement, mais il est difficile de financer l'animation de projets, pourtant essentielle pour les faire aboutir », regrette le président de la CPIE. De plus, Belle-île compte quatre communes qui ont du mal à s'entendre, ce qui rend compliqué la création d'un projet global d'autonomie. Enfin, la diminution des budgets des collectivités est également un problème, même si « elle pourrait pousser les citoyens à se réapproprier en partie leurs territoires », espère Guillaume Février.

[1] L'API a été lauréate en 2015 d'un appel à projets régional en matière de transition énergétique pour les îles du Finistère. Molène, Ouessant et Sein ont pour objectif de réduire de 37 % leur consommation d'énergies fossiles d'ici à 2018. Elles disposent dans ce cadre là d'un budget de près de 224.000€.
[2] La nomination quelques mois plus tard au poste de président du directoire de la société RTE (Réseau de transport d'électricité) du député socialiste François Brottes soulève quelques questions sur de possibles conflits d'intérêts : c'est en effet lui qui présidait la commission spéciale pour l'examen de ce projet de loi.

[3] La contribution au service public de l'électricité, payée par tous les consommateurs d'électricité au prorata des kWh consommés, sert notamment à financer les énergies renouvelables, les surcoûts liés aux dispositions sociales (accès à l'énergie pour les ménages les plus pauvres), ainsi qu'aux surcoût de production dans les ZNI, tels que l'île de Sein.
[4] Le solaire est en général préféré à l'éolien dans ces territoires où la « beauté des paysages », donc le tourisme, passe avant la question de l'autonomie énergétique.

Sonia

 


El Hierro, Samsø et Eigg, les modèles européens

En Europe, trois îles ont atteint, ou presque, l’autonomie énergétique. Souvent érigées en modèles, elles ont su allier technologies et soutien de la population.

Située sur la côte nord-ouest de l’Écosse, la petite île d’Eigg, 98 habitants, s’est fixé à la fin des années 1990 l’objectif d’atteindre l’autonomie énergétique. Jusqu’alors, la population devait produire son électricité avec des groupes électrogènes polluants et bruyants. En 1997, les quelque 60 habitants rachètent l’île à son propriétaire allemand et la communauté décide de créer son propre système d’électricité à partir d’énergies renouvelables. À l’époque, les habitants ne souhaitent en effet pas être rattachés au réseau de l’Écosse, beaucoup plus nucléarisé qu'aujourd'hui [1]. De plus, grâce à sa situation géographique particulière, l’île constitue un laboratoire idéal. Située dans l’archipel des Hébrides, aux hivers froids et humides et aux étés ensoleillés, Eigg a su transformer des conditions climatiques extrêmes en atouts énergétiques. Si la construction des infrastructures est assurée par une entreprise extérieure, les insulaires créent en 2005 la société Eigg Electricity Limited qui va gérer le bon fonctionnement du système. Quelques habitants sont formés et assurent désormais la maintenance du réseau au quotidien.

Le réseau de l’île repose sur trois barrages hydroélectriques cumulant 110 kW de puissance, quatre éoliennes de 6 kW chacune et des panneaux solaires dégageant 50 kW. Au total, la capacité du réseau est de 184 kW. Pour répondre à l’intermittence du système, l’île dispose également de 96 batteries de 4 V qui stockent l’électricité et la réinjectent dans le circuit en cas de faible production. Pour garantir la disponibilité de l’électricité, la puissance simultanée des appareils électriques est limitée à 5 kW par foyer et 10 kW par entreprise. Le projet, d’un coût total de 1,5 million de livres sterling (environ 1,75 million d’euros), a été financé grâce à des subventions (Europe, Loterie nationale) et des emprunts. Le système est facturé 21 pences le kWh (24 centimes d’euros). Grâce à ces installations, les énergies renouvelables assurent environ 90 % de la consommation d’électricité de l’île. Un groupe électrogène est encore en service pour fournir les 10 % restants, mais les habitants d’Eigg recherchent d’autres solutions, comme des installations marémotrices, pour devenir complètement autosuffisants à terme.

Comme Eigg, deux autres îles en Europe se sont lancées dans des programmes d’autonomie énergétique : Samsø au Danemark et El Hierro, la plus petite île de l’archipel espagnol des Canaries. Dans les deux cas, les projets d’auto-suffisance ont aussi démarré en 1997. Samsø, 4.000 habitants, a remporté un concours initié par le gouvernement à destination des îles du pays, qui devaient présenter un plan pour atteindre 100 % d’énergies renouvelables en dix ans. Les habitants de cette île de 114 km² ont tenu leur pari : dès 2007, les énergies renouvelables produites sur place assurent la totalité de la consommation d’électricité et 75 % des besoins en chauffage, grâce au solaire et à la biomasse. En dix ans, les habitants ont installé 19 éoliennes dont dix sont offshore, quatre chaufferies collectives au bois et à la paille, et 2.500 m² de panneaux solaires. Lorsque le vent est fort, l’île exporte son énergie éolienne vers le Danemark, à l’aide de câbles sous-marins. À l’inverse, en cas de faible production, l’énergie provient du réseau électrique danois. L'île étant située à plus d’une heure de bateau du continent, la population de Samsø s’est également attaquée à la question des transports et à l’utilisation du pétrole. L’île a alors créé sa propre compagnie maritime et un ferry fonctionnant au gaz naturel fait la liaison avec le reste du Danemark. Samsø envisage aussi d’avoir 50 % de véhicules électriques d’ici 2020.

L’île espagnole d’El Hierro, 11.000 habitants, est allée plus loin dans le processus d’autonomie énergétique. Contrairement à Samsø, elle n’est pas reliée au continent par des câbles sous-marins pour gérer l’intermittence des productions d’énergies renouvelables. Pour cela, les habitants d'El Hierro utilisent leur centrale hydro-éolienne. Quand la production électrique des cinq éoliennes d’une puissance totale de 11,5 MW est supérieure à la consommation, le surplus sert à pomper de l’eau jusqu’à un bassin situé en hauteur. Lorsque la production éolienne est faible, l’eau descend par une turbine hydraulique sur le modèle d’un barrage, ce qui produit de l’électricité. Cette eau, qui vient de la mer, a été au préalable dessalée. En cas de surplus d’électricité, l’excédent est donc acheminé vers une usine de dessalement d’eau de mer pour produire une réserve d’eau douce.

Clément Barraud

[1] En 2014, 50 % de la consommation d’électricité de l’Écosse provenaient des énergies renouvelables.


Cet article a initialement été publié dans le dossier "en quête d'autonomie énergétique" paru dans le numéro 13 (automne 2016). Pour le commander ou vous abonner, c'est ICI.