« Les plantations ne sont pas une forêt »

Isabelle a grandi dans le Morvan, elle a vu la forêt évoluer, les feuillus se faire remplacer par des cultures de résineux. Elle ne compte plus les coupes à blanc qui dégradent le paysage, déjà uniformisé par les plantations de pin douglas. Pour protéger la forêt, Isabelle s’est engagée. Elle est aujourd’hui la référente forêt de l’association Adret Morvan. Nous sommes partis en balade avec elle.

« Les gens ne se rendent pas forcément compte de l’industrialisation et beaucoup s’extasient encore d’une balade en forêt », se désespère Isabelle Beuniche, qui peine aujourd’hui à reconnaître les paysages du Morvan de son enfance. Petite, elle assiste à la destruction d’une parcelle de feuillus, qui sera remplacée par des résineux. « Ils traitaient avec un herbicide épandu par avion, je m’en souviens bien, nous étions en dessous… » Si les épandages aériens sont interdits aujourd’hui, les herbicides sont toujours autorisés. « On retrouve de façon récurrente dans les eaux de source du Morvan cinq herbicides utilisés dans les plantations de résineux. » Cette coupe à blanc et le traitement réservé aux forêts l’avaient marquée. Tout comme cette histoire qui s’est répétée a fini par marquer aussi le massif du Morvan. Car, avec la multiplication depuis les années 1950 des conversions de forêts anciennes en plantations de monocultures de résineux, essentiellement des pins douglas, la forêt a changé. Cette essence exotique, venue d’Amérique du Nord, domine maintenant le décor et bouleverse les équilibres écologiques. « Récemment, j’ai vu les résineux de cette même parcelle se faire couper à blanc et replanter à nouveau... Vous vous rendez compte, on peut maintenant voir une rotation complète en moins d’une génération ! »
Chez les forestiers, le temps entre la plantation et la coupe est appelé une révolution. Et c’est bien ce qui est en train de se passer dans le massif du Morvan. « Le problème, c’est que l’on ne veut pas faire la distinction entre la forêt et la plantation. Il y a une réticence à utiliser ce terme, alors que ce sont de vrais champs de culture, avec des essences sélectionnées et un calendrier des traitements. »

Pour comprendre ce qu’il se passe, nous partons avec elle en balade. La première halte est pour une forêt ancienne de feuillus. « Vous sentez comment le sol est souple, aéré ? » C’est l’un des signes qui caractérisent un bel humus, et l’on peut y voir pousser la végétation typique d’un sous-bois. « Quand il y a du lichen et certaines essences florales comme la jacinthe ou la jonquille sauvage, c’est en général une forêt et un sol qui se portent bien. Les ronces aussi sont importantes, car elles protègent les petits arbres des brouteurs. » Cette forêt a peu été impactée par une activité humaine récente, on y retrouve encore dix essences natives principales, comme le chêne pédonculé, sessile, le hêtre, le merisier, le charme, le frêne, le tremble, l'aulne, le bouleau et le noisetier. « On retrouve même quelques châtaigniers, essence importée il y a environ 2.000 ans et qui, malgré cette ancienneté, n’est pas encore en synergie totale avec ce milieu, car elle ne possède pas encore tous ses décomposeurs et recycleurs, ce qui donne à son bois un caractère "résistant". »

 
Une forêt de production

Cette forêt de trois hectares est à vendre, elle intéresse Isabelle qui voudrait la racheter pour éviter sa destruction. « L’écosystème forestier est très complexe, ce qui le rend à la fois fragile vis-à-vis des interventions humaines et résilient au regard des dérèglements climatiques annoncés. Mais seul un écosystème préservé est à même d’assumer les fonctions essentielles que nous attendons du milieu forestier, et pas seulement la production de bois de qualité : stocker et recycler du carbone, filtrer et réguler l’eau, pour ne citer que ces deux enjeux qui dépassent à eux seuls, et très largement, ceux de la production de bois. Or l’écosystème ultra-simplifié des plantations ne rend pas ces services, bien au contraire, il est même contre-productif. » Mais racheter cette parcelle n’est pas simple, la concurrence avec les commerciaux des grandes sociétés forestières est rude, « surtout depuis 2010 où un droit de préemption a été accordé au sylviculteur mitoyen, censé permettre d’optimiser la gestion sylvicole par le regroupement des parcelles entre les mêmes mains, toujours plus avides, et qui nous dépossède, nous, petits usagers locaux, de la forêt qui nous entoure », poursuit-elle. Dans le Morvan, 85 % de la forêt est privée, dont la moitié appartient à 2 % de propriétaires, en majorité institutionnels : Caisse des dépôts, banques, assurances et autres groupements d’investissements étrangers pour qui la forêt est un placement financier comme un autre. « On n’a même plus accès au bois de chauffage, car tout part en bois énergie dans les grosses centrales de production d’électricité dites “verte”. »

Quand nous parvenons devant une petite source, Isabelle nous explique qu’il n’y a pas vraiment de nappes phréatiques dans le Morvan, que c’est le sol forestier et l’humus qui régulent et filtrent l’eau. « Avec les plantations de résineux, ou bien ça dévale, ou bien c’est à sec. Les petites sources sont en grand danger, elles s’assèchent ou ne coulent plus toute l’année. Avec le passage des engins, certaines se dispersent et finissent par se perdre. » Nous quittons cette forêt et longeons l’un des « étangs Vauban », créés il y a plus de trois siècles. Ces étangs servaient à nourrir la population avec des poissons en cas de disette. « Le chêne est d’époque », dit-elle en nous montrant un arbre magnifique. Un autre est tombé tout seul, il est en tronçons sur les berges. On ne retrouve plus beaucoup de ce vieux bois mort dans les forêts, les arbres sénescents ont perdu toute valeur économique avec l’âge. « Pour les chênes, il faudrait attendre au moins deux cent soixante-dix ans, mais dans le meilleur des cas, ils sont coupés à 120 ans. Ces vieux arbres, morts sur pied ou au sol, sont pourtant essentiels puisqu’ils concentrent 25 % de la diversité forestière. En France, 80 % de la biodiversité terrestre encore existante se trouve en milieu forestier, qui a moins été impacté par l’activité humaine jusqu’à présent et parce qu’il héberge encore de nombreuses zones humides. »

Nous changeons soudainement de décor, « nous entrons dans le domaine de la sylviculture intensive » en empruntant une route forestière. « Elle a été imposée à la commune qui l’a construite sur un chemin communal séculaire. Dès qu’elle a été faite, ils ont tout coupé. » Les routes forestières sont subventionnées à hauteur de 80 % par l’État et l’Europe pour encourager et faciliter l’exploitation mécanisée du bois. Pour rejoindre et quitter les parcelles à couper, abatteuses, porteurs et grumiers empruntent forcément les routes de circulation. « Les grumiers sont autorisés à 70 tonnes par dérogation, ils passent de nuit dans les villages et les communes se ruinent à refaire les routes. Avec les impôts fonciers perçus, les forêts rapportent en moyenne 3.000 € par an aux communes, à titre de comparaison, il faut 50.000 € pour refaire un kilomètre de route communale. »

Sous les arbres, le néant

Elle nous montre ensuite une parcelle de 4.000 m², « la dernière de feuillus autochtones, et c’est l’alibi pour tout ce que l’on va voir ensuite ». Plus loin, un chêne domine seul au milieu des jeunes plants de douglas. « C’est typiquement le genre “d’élément de biodiversité” consenti en contrepartie d’une certification forestière, comme les labels PEFC ou FSC, et qui cautionne tout le reste. » Une route forestière plus récente monte sur la droite. « Elle est financée avec des aides publiques, mais la route est privée. » Un portail métallique entrave le passage. « La vie organique du sol se retrouve aussi derrière une barrière, tellement la route est tassée. » Des drains évacuent l’eau dans des fossés creusés de chaque côté à la pelleteuse. « Quand l’eau dévale, elle n’est pas filtrée et elle ensable les cours d’eau. » On commence à voir les plantations de jeunes douglas, ils ont 2 ou 3 ans et sont plantés en ligne droite dans le sens de la pente. Sous les douglas plus âgés, rien ne pousse, les méthodes de sylviculture intensive employées retardent au maximum les éclaircies afin de maintenir un couvert dense, peu propice à l’installation d’une vie arbustive de sous-bois. A côté, sous un peuplement d’épicéas, c’est encore pire : le sol est devenu stérile et, malgré les filets de lumière qui parviennent au sol, c’est un désert. « Pas un oiseau ne chante, c’est un autre monde. La moitié du  carbone stocké en forêt l’est dans le sol. Quand il ne fonctionne pas bien, il ne stocke plus rien. Il y a cinquante fois moins de vie organique dans les sols d’une monoculture résineuse que dans une vraie forêt. »

Devant nous, le panorama s’ouvre sur les collines et l’on peut constater l’effet des plantations de résineux sur le paysage. Quelques-unes sont encore recouvertes de feuillus et conservent leur aspect moutonneux, mais la plupart sont physiquement marquées. On visualise facilement les divisions de parcelles avec les différents âges des plantations. L’alignement précis des douglas ne rend pas le paysage très harmonieux et ces lignes contrastent avec un morceau de forêt spontanée qui subsiste à côté ou avec une autre parcelle enrésinée à quelques années d’intervalles. Mais beaucoup de collines n’ont déjà plus qu’un couvert de résineux « monotone, sombre, égal à lui-même en toute saison », tandis que les dernières coupes à blanc font taches, laissant le sol à nu dans un enchevêtrement de branchages raclés et entassés en lignes au bulldozer.

Une sylviculture intensive

Les premières implantations de douglas remontent à la fin du XIXe siècle. Ils sont restés marginaux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où les forêts morvandelles étaient encore principalement constituées de feuillus, en particulier de hêtres et de chênes. C’est à mesure que les douglas gagnent du terrain, jusqu’à se retrouver devant ses fenêtres, qu’Isabelle prend conscience du problème. « Le parc naturel du Morvan admet un enrésinement de 50 %, mais ce chiffre date de 2003, on serait plus proche des 60 % en réalité, et le rythme des conversions ne fait que s’accélérer. » Le douglas est presque la seule essence d’arbres replantée dans le Morvan. Ils sont choisis pour la rapidité de leur croissance et pour leurs propriétés dans la construction. Les arbres sont coupés à 35 ou 40 ans, la plantation est adaptée au passage des engins et au diamètre des abatteuses. Isabelle était agent immobilière, mais elle était « écœurée de toujours écrire en début d’annonce, située dans le parc “naturel” du Morvan ». Elle en avait marre et a failli quitter la région, mais elle a choisi de se battre et de lutter contre la destruction des forêts. Elle est aujourd’hui la référente forêt de l’association Adret Morvan, constituée autour du combat mené contre le méga-projet d’incinérateur et de production d’électricité dite « verte » et largement subventionnée, Erscia, qui aurait ratissé ce qu’il reste de la forêt avant d’aller sévir plus loin…

 « On est en train de se faire déposséder de la forêt. Tout est fait pour placer la forêt dans les mains de grands gestionnaires qui agrandissent leurs surfaces, comme ce qui s'est passé avec les grandes cultures céréalières. Ils font de gros investissements et cela devient hors de portée. Ils n’ont aucune considération pour les locaux et les impacts environnementaux, alors que 90 % de la valeur de la forêt, ce sont ses bénéfices écosystémiques. » Pour sensibiliser les gens à la richesse de la forêt et aux dangers qui la guettent, Isabelle produit des rapports documentés, intervient dans quelques conférences et organise des promenades. « Tout ce qui concerne la forêt est décidé à huis clos, le sens de ma démarche est d’ouvrir un débat public. » Après quelques explications, et en arpentant les routes et quelques chemins du parc naturel régional du Morvan, il est vrai que l’on ne se sent pas vraiment dans un environnent préservé. « Quand on se balade, on voit parfois des feuillus sur le bord des routes, mais sur 15 mètres, après ce sont des résineux. C’est très trompeur, on a l’impression de traverser une forêt, alors qu’on cache la misère derrière un rideau d’arbres. »

Texte et photos : Guillaume

Dessin : Caroline Pageaud


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Sommaire du dossier consacré à la forêt

  Forêts : une richesse convoitée

  Entretien avec Gaëtan du Bus

  La forêt en voie d'industrialisation

  Les rôles écologiques de la forêt

  " Les plantations ne sont pas une forêt"

  Les forêts protégées du chat sauvage

  Les méga centrales à bois ne sont pas écolo

  Les forêts certifiées sont-elles durables?

  Le marché du carbone forestier

  L'ONF propose, les communes disposent

  Des coupes rases à la forêt jardinée