Les seniors pris pour cible

Le vieillissement de la population comme atout pour la croissance, voilà le scénario de la silver économie. La filière est devenue une des priorités de l'Etat qui y voit une aubaine pour l'emploi et l'occasion de soutenir des technologies comme la robotique, la domotique et la téléassistance. Mais pour le moment, les "seniors" sont moins intéressés que les industriels. 

« Nous, les vieux, on est devenus une marchandise », se désespère Thérèse Clerc. « Il faut voir tout ce qu’ils essayent de nous vendre. Dans les salons, ça va des croisières aux produits high-tech, mais le véritable cœur de la silver économie c’est la domotique et tous les systèmes pour connecter la maison. C’est un peu inquiétant et on se demande comment on va pouvoir se payer tout ça… » Cette militante de longue date cherche aujourd’hui des pistes pour une vieillesse heureuse. Mais pour elle cela ne passera pas par la Silver économie, un anglicisme qui se veut sexy et vendeur. Le terme fait référence aux cheveux argentés des anciens et désigne un nouveau secteur économique en pleine expansion.

 Car une population qui vieillit, c’est aussi l’émergence d’un immense marché à conquérir. Les « seniors » sont considérés comme des consommateurs de premier choix, ils participent déjà pour plus de 54% à la consommation globale selon une enquête du Credoc. Ils disposent aussi pour le moment de ressources en moyenne supérieures à celles du reste de la population. Les plus de 50 ans sont ainsi globalement 30 % plus riches que le reste de la société, avec une multiplication de leurs revenus par sept en vingt ans. Ils détiennent 60 % du patrimoine et 75 % des placements boursiers. Voilà donc une manne inespérée pour les entrepreneurs et tous ceux qui cherchent à grappiller quelques points de croissance supplémentaires.

Une manne financière

Entreprises et pouvoirs publics s’associent pour organiser, structurer et soutenir ce nouveau marché. Dans un contexte économique morose, le développement de la silver économie est même considéré comme stratégique par l’État. Il y a une volonté d’agir vite, pour ne pas rater le train en marche et faire de la France un leader dans ce domaine. Le secteur a déjà engrangé 92 milliards d’euros en 2013 dans le pays et devrait dépasser les 120 milliards en 2020, « une opportunité inédite pour la croissance » déclaraient les ministres concernés lors du lancement officiel de la silver économie en 2012. L’année suivante, elle devient l’une des filières industrielles soutenues par le gouvernement français et fait partie des sept « ambitions pour l’innovation » censées guider l’action politique jusqu’en 2030. Les attentes sont en effet énormes, avec une estimation de 300.000 emplois crées dans le seul secteur de l’aide à domicile d’ici 2020.


Le champ de la silver économie est extrêmement vaste et recoupe la quasi-totalité des secteurs économiques : services à la personne, santé, tourisme, loisirs, bâtiment avec l’adaptation des logements, transport… « Souvent, je m’amuse à mettre au défi mes interlocuteurs de me citer un seul domaine qui ne sera pas impacté par la transition démographique, je n’ai pas encore eu de réponse », s'amuse à dire Jérôme Pigniez, délégué général de l'Asipag, le Syndicat national interprofessionnel de la silver économie et éditeur du portail silvereco.fr. Cependant, pour lui comme pour tous les acteurs du domaine, il existe d’abord un problème de taille à résoudre avant d’espérer tirer les bénéfices de cette évolution démographique. « La silver économie souffre du manque de rencontre entre l’offre et la demande ». Une formule pour expliquer qu’en somme, les personnes âgées sont moins intéressées par ce « marché » que les industriels. Alors il faut faire en sorte de communiquer, de faire parler du sujet et de créer la demande.

Pour guider leur cible vers ce marché, les acteurs de la silver économie souhaitent commencer par déconstruire la vision négative qui entoure la vieillesse. La place des seniors au sein de la société doit être valorisée pour provoquer une incitation à l’achat des produits qui leur sont destinés, car bien que plus riches, les plus vieux ont tendance à favoriser l’épargne au détriment de la consommation. « En encourageant les seniors les plus jeunes à anticiper leur vieillissement, les politiques publiques amélioreraient la prévention qui retarde la perte d’autonomie, encourageraient les décisions individuelles d’équipement (notamment du domicile) à un stade où les individus sont encore financièrement indépendants », indique le rapport sur l’innovation. Le résultat serait une hausse de la croissance et une meilleure prise en charge de la dépendance, dont le coût sera supporté par les particuliers et pas par la sécurité sociale.

Les rapports insistent sur le fait que l’offre devra se concentrer dans un premier temps en direction des ménages les plus aisés, pour que les entreprises du secteur atteignent plus rapidement leur seuil de rentabilité sans un recours massif aux subventions publiques. Les campagnes de communication seront largement axées autour d’un discours en faveur des gérontechnologies pour, d’une part, faire connaître les innovations destinées au marché des seniors, et surtout, faire accepter ces technologies de pointe à un public a priori réticent. Les personnes âgées affichent en effet une certaine méfiance vis-à-vis des nouvelles technologies. Comme le dit Serge Guérin, spécialiste du vieillissement, « après une vie de consommation, on a tendance à se méfier un peu des miracles des publicités et on sait très bien que le service après-vente n’arrive jamais à l’heure ! » 

Banaliser le partage d'infos sensibles

Pour les décideurs, la « silver » présente aussi un autre intérêt. Elle sera l’occasion d’ouvrir la voie à des technologies d’aide au maintien à domicile qui trouveront assurément d’autres applications pour l’ensemble de la société. « Sur le plan industriel, la silver économie constitue une opportunité formidable. Elle peut offrir un puissant levier à des filières comme la robotique, la domotique, les dispositifs médicaux, etc. », propose par exemple le rapport du commissariat général à la stratégie et à la prospective. On parle de maison connectée et d’Internet des objets, de télémédecine avec capteurs sensoriels reliés au réseau et diagnostics à distance, géolocalisation et surveillance vidéo des malades d’Alzheimer, robots humanoïdes intelligents, etc.

Le rapport de prospective souligne que l’État devra jouer un rôle en matière de « normalisation et de développement de l’infrastructure » nécessaire au déploiement de la téléassistance, qui sera le pivot de cette révolution technologique. « L’ensemble s’appuie sur la capacité à équiper le public cible de hubs domiciliaires ». Une nouvelle génération de box Internet qui centralisera les différents « bouquets de services » proposés par les industriels et définira sans doute les standards et les normes de la domotique. Orange et Legrand sont déjà sur le coup, tout comme un acteur un peu plus surprenant : le groupe La Poste qui mise sur le capital sympathie et confiance des facteurs pour installer ce système avec le programme Cohesio Digital.

Pour gagner en autonomie et  vivre le plus longtemps possible à domicile, les vieux seront peut-être les premiers à utiliser massivement ces technologies intrusives et contribuer ainsi à banaliser le partage d’informations personnelles sensibles. « Outre l’effet d’annonce marketing et les critiques qui voient ici l’utilisation de la vieillesse comme un « filon » ou une manne financière, quel sens réel ces technologies vont-elles avoir pour les personnes âgées et leurs proches? Quelle part de la Silver Economie va réellement être consacrée aux enjeux quotidiens du grand âge et de la dépendance ? Comment les pouvoirs publics vont-ils s’assurer de l’équité d’accès aux services issus de cette filière ? », met en garde l’Observatoire national de la fin de vie.

Guillaume

Photo : Le petit robot Buddy, commercialisé par @Blue Frog Robotics, est destiné aux séniors comme aux enfants. Il pourra notamment rappeler aux personnes âgées de prendre leurs médicaments ou les prévenir en cas de fuite de gaz.

Une « silver valley »

La silver économie possède son centre névralgique : la silver valley a été inaugurée en juillet 2013 pour lui donner une visibilité et une force de frappe. Elle se présente comme une pépinière d’entreprises, un showroom et des laboratoires concentrés dans le sud-est parisien, à Ivry-sur-Seine. C’est aussi un lieu de rencontre entre les PME, les plus grosses entreprises et les différents fonds d’investissement. Plusieurs labels dédiés à la silver économie sont aussi en cours de création, ils serviront à gagner la confiance des consommateurs en imposant des normes. Ils concerneront la téléassistance, l’hébergement pour personnes âgées, les services à domicile… L’obtention de ces labels permettra aux industriels de bénéficier des efforts de communication de la filière. 


Cet article a été publié dans Lutopik n°6 et fait partie de notre dossier intitulé "Place aux vieux !"

Sommaire du dossier :

« Les vieux pourraient rendre la société plus douce et plus équilibrée » Entretien avec Serge Guérin

 Internet : s'y mettre ou ne pas s'y mettre ? Immersion dans un cours d'informatique

 A l'ombre des Ehpad Reportage en maison de retraite

 Tous les âges à tous les étages Enquête sur les nouveaux habitats coopératifs

 Les Babayagas : une tentative de collectif

 Les seniors pris pour cible  Enquête sur la silver économie

Comme sur des roulettes Rencontre avec un Géo Trouvetou nonagénaire

 Aidants pour dépendants Témoignages des proches de malades d'Alzheimer

Pour une société « sans miroir assassin » Entretien avec Suzanne Weber

 La mort douce et choisie : un droit à conquérir. Enquête sur l'euthanasie