Sur les routes de la philo

À bord de la Philomobile, son camion jaune, Laurence Bouchet propose de la philosophie dans les villes et les villages. À l’opposé du cours magistral, la pratique que propose cette disciple de Socrate repose sur le questionnement et l’échange, pour permettre à chacun·e de prendre conscience de sa posture existentielle et d’avancer des arguments dans la discussion.

« C’est l’histoire d’un samouraï au Moyen-Âge, très fier de sa bravoure et de son statut. Un jour, il se questionne : “'qu’est-ce que l’Enfer et le Paradis ?”' Pour le savoir, il s’en va interroger un moine bouddhiste qui vit au sommet d’une montagne. Mais celui-ci refuse de répondre à “'quelqu’un de si peu présentable”'. Face à cette offense, le samouraï s’énerve, jusqu’à sortir son sabre pour égorger le moine. C’est alors que celui-ci lui dit “'Voilà ce qu’est l’Enfer”'. Interloqué, le samouraï range son sabre. “'Voilà ce qu’est le Paradis”', conclut le moine ». Ce conte bouddhiste introduit l’atelier philosophique proposé ce vendredi soir d’avril dans une salle communale de Saint-Laurent-des-Arbres, un village du Gard. Une douzaine de personnes sont venues, ou revenues, participer à cette séance animée par Laurence Bouchet, professeur de philosophie à mi-temps dans un lycée du Doubs, et « praticienne philosophe » ambulante le reste du temps.

Un travail sur soi

La pratique philosophique qu’elle propose consiste à se confronter à soi et aux autres à travers une discussion encadrée par des règles simples mais strictes : ne parler qu’après avoir demandé et obtenu la parole, et répondre à ses questions, et uniquement celles-ci. En instaurant un climat d’écoute, ce cadre doit permettre à chacun·e de « se confronter à la pensée de l’autre pour développer la sienne », explique-t-elle. Au cours de ces ateliers, impossible de ressasser ses idées ou de faire du hors-sujet. La moindre tentative d’esquive est aussitôt repérée par Laurence qui n’hésite pas à interpeller le ou la contrevenante sur son attitude pour l’interroger.
À Jean-Daniel, qui lève la main après tout le monde à la question « qui est d’accord avec ce qui vient d’être dit ? », elle lui demande ainsi comment s’appelle cette attitude qui consiste à attendre de savoir ce que les autres pensent pour se positionner. Ce dernier reconnaît être souvent consensuel. Elle lui demande alors d’expliquer en quoi être consensuel peut être un inconvénient, puis un atout. « Il y a une dimension très déroutante à la pratique de la philosophie, c’est le travail sur soi. Elle oblige à s’engager, à se positionner, à faire des choix et risquer la critique des autres. Si on est confus, si on n’a pas conscience de notre propre fonctionnement, on ne peut pas philosopher », estime Laurence Bouchet. Avec la pratique, elle a appris à doser ses interventions, pour suffisamment remuer son interlocuteur, mais sans le fâcher au point qu’il quitte le groupe comme cela a pu arriver à ses débuts.

Construire des arguments

Dans notre petite salle, la question qu’elle pose ce soir-là est la suivante : « la méthode du moine est-elle une bonne méthode pédagogique ? » Au fil des échanges, une question émerge : « pour être efficace, l’apprentissage doit-il être universel, ou s’adresser à la singularité de l’individu ? » Durant une heure, la praticienne philosophe va inciter le groupe à produire des arguments, à les questionner, à émettre des objections. En un mot, à philosopher ! Les neurones chauffent et la concentration est à son comble, mais cela n’empêche pas quelques moments de rires. De gêne, parfois, lorsque quelqu’un se trouve confronté à une interrogation très personnelle ou qu’il prend conscience de son manque de clarté, ou des rires francs face à une idée qui peut sembler audacieuse. Pas de doute, il y a du plaisir partagé à débattre ainsi. Si l’animatrice apporte parfois quelques éclairages sur tel ou tel courant philosophique, c’est surtout le dialogue entre les idées présentes qui prime. En encourageant les participants à proposer des exemples concrets pour illustrer leurs propos, elle permet d’ancrer la théorie dans la pratique.

Cet atelier est le 4ème auquel Nicole participe. « Je suis accro car ça m’éclaire sur ma façon de raisonner. On a là l’image de qui on est, et en même temps la possibilité de changer », s’émerveille-t-elle. « Au début, le cadre me gênait beaucoup, je me sentais trop contrainte. Mais c’est en prison qu’on découvre la liberté », ajoute-t-elle. Freddy a eu plus de mal à accepter les règles, ce qui lui a valu quelques remarques de Laurence sur sa posture de grand maître et son besoin d’être au centre de l’attention. « Il faut des règles bien sûr, mais celles-ci sont trop strictes. Il devrait y en avoir une supplémentaire : laisser la personne s’exprimer jusqu’au bout », déplore-t-il. Si plusieurs participants ont de prime abord été « déroutés » par la démarche, beaucoup ont trouvé l’exercice « enrichissant ». Parfois aussi un peu « lourd. Ça demande beaucoup de concentration », constate Jean-Daniel. Pas facile, en effet, de suivre les idées de chacun avec attention pendant 1h30, tout en étant obligé de faire un travail sur soi avec les émotions que cela génère.

Pour celles et ceux qui souhaitent poursuivre l’exercice de façon plus personnelle, Laurence propose également des « consultations philosophiques », à domicile ou dans la Philomobile, son camion aménagé avec banquettes, table, et petite bibliothèque. Proche de la « psychanalyse existentielle » de Sartre, la consultation philosophique doit permettre « de regarder ce que généralement notre mauvaise foi nous empêche de regarder mais dont nous avons bien conscience ». La démarche est la même que dans le cadre de l’atelier philosophique, mais la personne peut venir avec une question précise. « Contrairement à une psychanalyse, la consultation philosophique n’a pas vocation à durer », souligne Laurence. « Il s’agit seulement d’acquérir plus de lucidité sur soi-même afin d’assumer nos choix avec le plus d’authenticité possible ».

Philosophe nomade

Depuis quelques mois, Laurence part en tournée dès que son emploi du temps au lycée lui en laisse l’occasion, parfois accompagnée « d’apprentis philosophes » de tous âges intéressés par la pratique philosophique. À l’invitation d’associations ou de communes, elle gare son camion philo où la demande se fait entendre. Elle propose aussi des ateliers pour les enfants, et intervient également toutes les semaines depuis un an à la maison d’arrêt de Besançon. « Au lycée, les élèves veulent une recette pour le bac. Moi je veux montrer qu’on peut faire de la philosophie autrement », explique-t-elle avant de glisser un « c’est trop bien la vie de philosophe nomade ! »

Sonia

Pour en savoir plus : https://www.laurencebouchet-pratiquephilosophique.com


Cet article a initialement été publié dans Lutopik #15 paru à l'été 2017. Pour le commander, ou vous abonner, rendez-vous ICI.