Guy Dreux : « L’école est au service du capitalisme »

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Guy Dreux est enseignant de sciences économiques, membre de l’Institut de recherches de la FSU (Fédération syndicale unitaire de l’enseignement, de la recherche et de la culture) et co-auteur de La nouvelle école capitaliste sortie en 2011 aux éditions de La Découverte. Il nous explique comment l'école est devenue un outil au service du capitalisme, encourageant l'enseignement de « savoirs utiles » aux détriments d'un bagage culturel commun.

Qu’appelez-vous la nouvelle école capitaliste ? Qu’est-ce qui la caractérise ?

La nouvelle économie capitaliste fait référence au livre de Beaudelot et Establet publié en 1971 : L’école capitaliste en France. Dans cet ouvrage, les deux sociologues expliquaient que l’école de leur époque fonctionnait à la sélection et que cette sélection reposait sur la division du travail. Pour schématiser, le capitalisme avait besoin de 25 % de cadres et 75 % d’ouvriers et l’école y répondait en instituant deux filières : le primaire/professionnel et le secondaire/supérieur. Leurs travaux interrogeaient le fonctionnement de l’école dans le cadre d’une sociologie générale. C’est cette méthodologie que nous avons choisie de reprendre pour étudier l’école d’aujourd’hui.

La nouvelle école capitaliste s’inscrit aussi dans la continuité des travaux de l’institut de la FSU qui avait publié en 2002 Le nouvel ordre éducatif mondial avec une ambition simple : interroger quatre grandes institutions (OCDE, OMC, Banque mondiale et Commission européenne) sur l’école. Nous avions été relativement surpris de constater que toutes portaient un regard très attentif sur l’école, et adoptaient les mêmes modes d’interrogation pour conclure sur des prescriptions communes. Les quatre proposaient toutes des analyses néolibérales. On a donc voulu comprendre plus précisément comment cela se manifestait en France. Or, les années 2000 ont été une période très prolixe en réformes de l’école, que ce soit au niveau des programmes, du recrutement des enseignants, de l’introduction du management, en primaire comme à l’université. Notre ouvrage décrit la manière dont on peut rendre compte de ces réformes inspirées par une même philosophie politique : il apparait de plus en plus explicitement l’idée que l’école doit devenir un facteur de croissance et de compétitivité économique ! C’est écrit noir sur blanc dans les textes européens. La Stratégie de Lisbonne, définie en 2000, donnait ainsi à l’Europe l’ambition de devenir en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde ». On entre ainsi dans le capitalisme de la connaissance c'est-à-dire un capitalisme qui ne considère la connaissance que comme support et moyen de profits. C’est là le cœur du problème. Evidemment cette tendance générale est rarement assumée, exprimée clairement par les gouvernements qui la mettent en œuvre ; mais elle est la ligne directrice de toutes les réformes depuis vingt ans. Le capitalisme tente de plus en plus d’ordonner l’école.

Vous écrivez que « l’école est désormais sommée de se rendre économiquement utile ». Mais est-ce vraiment nouveau ?

En partie. Dans les années 60/70, Bourdieu avait montré que l’école reproduisait déjà les inégalités sociales. Mais il parlait alors des résultats ou destinées scolaires des élèves, et l’école, selon lui, cherchait encore à dispenser un savoir universel et surtout autonome. Ce qui est nouveau, ce n’est donc pas qu’elle soit reproductrice des inégalités sociales, comme le montre bien le rapport PISA (voir encadré) mais que, comme d’autres grandes institutions publiques, elle soit sommée de devenir rentable, de se soumettre aux exigences de compétitivité et de rentabilité. Pour que le système éducatif soit efficace, on considère désormais que tous les établissements doivent être en concurrence, et ce à tous les niveaux. En témoigne le fait qu’on s’est habitué à ce que l’administration centrale dresse des palmarès entre établissements scolaires. L’idée qu’il existe une obligation de résultats, et non plus « seulement » une obligation de moyens s’est répandue dans l’ensemble des services publics.

L’autre nouveauté concerne les contenus qui sont, pour partie, revisités à l’aune des exigences du marché du travail. De plus en plus, ce qui est enseigné doit être défini non pas comme un bagage culturel que devrait avoir un individu pour vivre pleinement dans notre société, mais comme des savoirs utiles. Et, in fine, c’est le marché du travail qui fixe l’utilité ou l’inutilité des savoirs. Ce n’est plus une communauté savante autonome qui s’accorde sur ce qui devrait être enseigné ; les programmes scolaires doivent intégrer ce qui semble aujourd’hui utile pour l’avenir professionnel des élèves. Notre rapport à l’école se transforme : on ne fréquente plus une institution scolaire pour acquérir une culture commune mais pour constituer, chacun pour soi, notre capital humain utile sur le marché du travail. L’école a perdu une partie de son autonomie, c’est-à-dire de sa capacité à faire vivre en son sein des valeurs qu’elle a elle-même choisies. C’est là, une transformation majeure.

L’expression de Nouvelle école capitaliste désigne cette évolution, cette tendance lourde. Si l’intégralité de l’école ne fonctionne pas exactement ou pas encore comme cela, les réformes successives ne cessent de nous rapprocher de cet « idéal-type ». Par exemple, quand Mme Fioraso, ministre de l’enseignement supérieur, dit qu’il faut diffuser l’esprit d’entreprise dès la maternelle et qu’elle vante l’autonomie des universités, cela correspond parfaitement à ce que nous décrivons.

Vous dénoncez l’instauration d’une logique de compétences aux dépends d’une logique de connaissances. Pourtant, n’est-ce pas un facteur de réduction des inégalités sociales ?

Cela dépend de quoi on parle. Qui parle de logique de compétences ? Pendant longtemps, les courants pédagogiques de gauche considéraient que le travail scolaire relevait trop de l’implicite, ce qui lésait les catégories sociales défavorisées. Ils ont donc développé l’idée qu’il fallait expliciter le travail scolaire et pour cela adopté de nouvelles logiques, qu’ils ont développées en usant du terme de compétences.

Mais dans les années 90, une autre acception du terme a été développée par les institutions patronales qui critiquaient les conventions collectives imposant un niveau de salaire associé au niveau de diplôme. Pour le patronat, le salaire vient récompenser, certes, une qualification certifiée par un diplôme mais, aussi, un comportement, un savoir-faire ou savoir-être, bref des « compétences » qui ne sont pas repérables par les diplômes. Il a donc fait pression pour que les diplômes reflètent plus directement les compétences attendues sur le marché du travail.  C’est dans ce sens que l’on a demandé aux programmes scolaires d’expliciter les compétences mises en œuvre pour chaque enseignement.

Comment mettre un terme à cette évolution ?

Mettre des mots sur ces transformations est déjà important mais ça ne peut pas être suffisant. Il faut faire le contraire de ce que l’on fait. La nouvelle école capitaliste instaure un rapport de plus en plus privatisé à l’obtention du savoir. Or, plutôt que de travailler à la privatisation, il faut réintroduire du commun dans l’école et créer une « nouvelle école démocratique », qui doit être basée sur la constitution d’une culture commune qui relie les individus les uns aux autres. Les voies alternatives reposent sur le fait qu’une communauté scolaire ou scientifique reprenne la main sur les programmes, et sur le fait que les institutions scolaires devraient être plus démocratiques. Il faut arrêter de penser que toute notre existence doit être orientée vers l’activité économique. Notre espoir, c’est qu’il y ait de plus en plus de personnes qui acceptent d’appréhender la question scolaire dans un cadre plus général donc de réorganiser notre système entier. Autrement dit, il faut que l’école redevienne une question politique et sociale à part entière. Enfin, il faudrait cesser d’en demander autant à l’école.

Quelles sont les freins à un changement radical ?

Les difficultés sont de plusieurs ordres. Les inégalités sociales sont une réalité désespérante et le monde des enseignants est maltraité. Beaucoup d’enseignants doutent de leurs capacités à être entendus y compris par un gouvernement de gauche. De plus, les nouveaux dispositifs n’ont pas fait leurs preuves. Par exemple les livrets de compétence ont nécessité beaucoup de travail pour peu de résultats pédagogiques. Les réalités sont cruelles et il y a un doute profond sur le modèle qu’on nous vend. Il existe aujourd’hui un paradoxe qui n’est d’ailleurs pas propre à la France : beaucoup d’enseignants doutent de l’évolution actuelle de l’école mais ne réussissent pas à retrouver les voies d’une véritable « refondation ». Il faut dire que la tâche est immense.


Le rapport PISA

Tous les trois ans, l’OCDE publie le rapport PISA qui classe les systèmes éducatifs de chaque pays. Le dernier rapport est sorti en 2013 ; la France se retrouve à la 25ème position sur 65 pays pour l’apprentissage des mathématiques, considéré comme la matière clé en ce qui concerne la faculté des jeunes adultes « à suivre des études post-secondaires et sur leurs perspectives financières une fois dans la vie active ». Surtout, PISA montre que la France a l’une des écoles les plus inégalitaires qui soient. Bien qu’elle n’apporte pas d’informations nouvelles, cette étude a été largement commentée par le gouvernement et les médias. Mais « personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi l’OCDE s’intéressait à l’éducation », note Guy Dreux. « Pourtant, ce qui est intéressant avec cette étude et son utilisation politique, c’est qu’elle contribue à la diffusion d’un modèle d’école qui est de plus en plus au service des besoins du marché du travail. Au-delà de statistiques recevables, le palmarès n’a pas lieu d’être. On se donne les outils statistiques dont on a envie », estime-t-il.   

Propos recueillis par Sonia

Dessin : Stouff

Cet article est tiré du dossier "Pour une école émancipatrice", paru dans le magazine papier numéro 3 sorti en mars 2014. Pour commander ce numéro, c'est ici

Sommaire du Dossier éducation :

Commentaires

Alors ça, alors ! L’école inventée, mise en place et surveillée par le capitalisme serait faite pour le servir ? Alors ça, alors ! Quelle surprise ! Relisons, Zonzon, Ivan Illich, tiens ! _Une société sans école_, par exemple. K.-G. D.

Tiens , tiens , ça me fait penser au discours d'un certain Franck LEPAGE très bien ce bonhomme au passage, vraiment très bien ... .