A l'ombre des Ehpad

Souvent décriées, les maisons de retraite, ou Ehpad, sont en général l’ultime solution choisie par les familles pour placer un proche devenu très dépendant.  Au centre de long séjour de Bellevaux, à Besançon, le dévouement des professionnels et des bénévoles ne suffit pas à estomper l’ennui, le silence et la tristesse qui imprègnent les lieux. 

Dans le petit salon du rez-de-chaussée réservé aux visites, quelques personnes venues seules ou en famille tiennent compagnie à leurs proches. La communication peut être difficile, elle est bien souvent réduite au minimum. La seule présence d’un être familier suffit souvent à réconforter les résidents du centre de long séjour de Bellevaux, situé à deux pas de la boucle du Doubs qui enserre Besançon. Il comprend un Ehpad (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes) de 194 lits et une unité de soins de longue durée de 60 places (USLD). Il y a aussi un accueil de jour et un hébergement temporaire de 10 places chacun. Quelques rares pensionnaires s’aventurent seuls ici ou là, les gestes sont lents, hésitants. Ils passeront sans doute leurs derniers jours dans cet établissement, les retours à domicile des résidents permanents sont rares.
Le placement en maison de retraite reste une option par défaut, faute d’autres solutions, de temps ou d'énergie pour s’occuper d’un parent ou d’un conjoint. Les personnes âgées sont maintenues le plus longtemps possible à domicile, c’est à la fois un choix et souvent une nécessité économique. Mais il arrive un moment où cela n’est plus possible. Si une entrée en maison de retraite pouvait auparavant être une décision personnelle, elle est aujourd’hui le plus souvent prise par la famille. Selon l’Observatoire national de la fin de vie, les trois quarts des décisions de placements ne seraient pas pris par le résident lui-même.

De moins en moins de valides

L’acceptation est très dure, beaucoup ressentent de la tristesse, comme cette dame arrivée hier et qui a vécu son déménagement « comme un déchirement ». Tous les biens sont généralement vendus pour payer les frais d'hébergement et c’est tout ce que l’on a construit dans sa vie qu’on laisse derrière soi. La solitude peut aussi être pesante, certains n’ont plus de famille ou pas ou très peu de visites. L’âge moyen des pensionnaires augmente et cela se ressent sur leur autonomie. « Ça fait treize ans que je suis là et il y a de moins en moins de valides, il n’y en a même presque plus. Ils sont presque tous déjà lourdement dépendants quand ils arrivent ici », constate Cindy Guevelou, aide médico-psychologique. Presque 20 % des résidents en Ehpad et 50 % de ceux admis en USLD, où les patients reçoivent des soins techniques particuliers, ne survivent pas plus de six mois après leur arrivée. La durée moyenne d’un séjour est de deux ans et demi.
Pour améliorer le cadre de vie, le service animation propose des activités. Cet après-midi ce sera tricot. « Ça peut paraître cliché, mais ça nous permet de faire plein de choses. Ils ont créé ce qu’ils voulaient : des gilets, des chaussons, des petits capuchons pour mettre sur des bouteilles en plastique... On a organisé un marché de Noël dans l’établissement avec quinze exposants et l'on a vendu les objets réalisés par les résidents, ce qui a permis à certains de partir en vacances à la mer », annonce le responsable de l’animation. Quelques autres ateliers sont proposés, comme de la peinture, des lectures, etc. Il y a aussi une cuisine thérapeutique, des bacs de jardin à hauteur de marche ou de fauteuil, des barbecues avec les résidents et leurs familles ou une cafeteria ouverte les vendredis après-midi. Un journal sort tous les quinze jours, avec chaque fois un thème particulier développé. « On a forcément du contenu, ils ont des choses à raconter avec tous les souvenirs qu’ils ont ! »

Des sorties sont aussi régulièrement organisées, mais ces activités sont loin de concerner tous les résidents. Si elles peuvent offrir une bulle de plaisir à certains d’entre eux, la plupart ne peuvent pas ou ne veulent pas y participer. L’établissement peut aussi compter sur la présence d’environ 80 bénévoles, qui passent une ou plusieurs fois par semaine apporter un peu de distraction et de réconfort. C’est « pour rompre l’isolement des personnes âgées » que Jocelyne intervient ici depuis plus de trente ans. « Il n’y avait pas beaucoup d’animation à l’époque, mais ils étaient beaucoup moins touchés par Alzheimer. Ça devient difficile de faire du tricot ou de jouer aux cartes. Mais tout le monde peut faire quelque chose, moi je chante ! On ne peut pas trop savoir les idées des patients atteints de cette maladie, mais ils attendent que l’on s’intéresse à eux. Il y a une façon de les approcher, de les regarder, on peut leur tenir la main. Il faut être gentille tout simplement ».

Faire en sorte qu'ils s'occupent

Nicole est quant à elle bénévole depuis 2006. « On essaie de les distraire comme on peut, avec des jeux par exemple. Mais c’est de moins en moins possible, car ils sont peu à pouvoir encore réfléchir. Il faut leur parler, faire en sorte qu’ils s’occupent… On essaie de leur donner du bonheur, on en donne sûrement ailleurs aussi, mais là, on le voit vraiment. Et on ne fait pas que donner, c’est très enrichissant, cela m’apporte beaucoup ». Elle apprécie la franchise des très vieux, parfois déments, qui peuvent vous envoyer balader ou vous dire qu’elles vous aiment si elles le veulent. Toutes les deux devaient accompagner quelques résidents du pavillon Saint-Jean, réservé aux personnes âgées les plus touchées par Alzheimer, au marché de Noël en ville. Mais la sortie a été annulée en raison de la météo incertaine et du froid. 
Ils sont environ 35 à vivre dans cette unité sécurisée qui occupe un demi-étage. Il ressemble aux trois autres niveaux, mais c’est le seul à être fermé par une porte à digicode qui empêche toute entrée ou sortie non autorisées. On retrouve le même agencement à tous les étages, les chambres d’un côté et les pièces collectives de l’autre. Les chambres peuvent être simples ou doubles, avec deux lits séparés par un rideau. Quelques-unes sont vides, d’autres sont occupées, des télés sont allumées, certains dorment dans leurs fauteuils roulants ou dans leurs draps. De l’autre côté, quelques résidents sont installés autour d’une table ou confortablement assis dans des fauteuils. Des familles ou des bénévoles venus passer un peu de temps sont aussi présents dans les étages. Beaucoup somnolent, le silence et l’ennui imprègnent lourdement l’ambiance.

A 6h30, les premières toilettes

Dans le fond de la salle télé du pavillon Saint-Jean, on en est au JT de 13h et Jean, l’un des rares hommes de l’établissement, ne semble pas captivé. Il dit que ça va, mais que la liberté lui manque. « Le drame, c’est d’être ici. Je suis là depuis six mois, j’ai l’impression d’être en prison. On est constamment confiné ici, ou là-bas, dans la salle de séjour. Je suis allé à un enterrement ce matin, je vais tous les dimanches à la messe, mais c’est de l’enfermement. On a tout le temps les mêmes occupations, regarder la télé, jouer au loto. On a toujours un œil pendu sur l’horloge, il n’y a rien d’autre. On va devenir neurasthéniques ici à mon avis ». Ils ont bien accès à une cour intérieure, mais ils ne doivent pas y aller bien souvent. Avec l’annulation de la promenade du marché, ce ne sera pas encore aujourd’hui qu’ils iront dehors. Si les résidents des autres pavillons sont plus libres de leurs déplacements, ils sont vite limités par leurs moyens. D’autant que, par mesure de sécurité, les bénévoles n’ont plus l’autorisation de les emmener faire un tour à l’extérieur.
Les journées sont longues. Elles se ressemblent. Pour les personnels de soin du matin, elles commencent à 6h30 avec les premières toilettes. Les corps sont nettoyés devant le lavabo ou au lit. Les personnes dépendantes sont lavées intégralement à grande eau une fois tous les quinze jours dans un chariot-douche, une sorte de brancard-baignoire avec évacuation. Les valides prennent une douche une fois par semaine. « On essaie de faire du mieux que l’on peut, si un résident veut prendre une douche, il peut la prendre et c’est systématique s’il est recouvert de selles ou d’urines », renseigne Cindy Guevelou. Après les soins d’hygiène quotidiens, les résidents sont habillés et préparés pour la journée. Certains se lèvent tandis que d’autres sont laissés au lit.

Tout le monde est réveillé à 8h pour le petit-déjeuner, qui se prend principalement en chambre. Les membres du personnel continuent les soins et les toilettes, consignent les événements, prennent les éventuels rendez-vous chez les médecins ou le coiffeur, changent les lits et rangent un peu la chambre. Tout le monde est en principe réuni pour le déjeuner, qui est servi à 12h. La sieste est ensuite une activité prisée jusqu’au goûter de 15h. Une deuxième équipe soignante est arrivée. « À 16h, on commence à coucher des personnes pour la nuit, tous les dépendants et tous ceux qui le veulent. On les prépare jusqu’à 18h, on change les couches. Le repas est servi vers 18h15 ». Tous les résidents rejoignent alors leurs chambres. « On répond aux sonnettes et on fait un tour pour voir si tout le monde est bien installé. On distribue les médicaments, souvent des somnifères. Pas mal sont sous antidépresseurs aussi ».

Un travail éprouvant

Si la situation n’est guère enviable pour les résidents, elle ne l’est pas toujours non plus pour les salariés. Ils peuvent souffrir d’une cadence de travail trop élevée et d’une qualité pas toujours optimale. « Si l'on fait le calcul, on passe en moyenne 20 minutes avec chaque personne. C’est trop restreint pour tout faire, pour parler, écouter, répondre aux demandes. On s’occupe parfois de ces gens comme on n’aimerait pas que l’on nous le fasse. Mais c’est partout pareil, c’est l’institution. Et chez nous, on est à 0,56 ou 0,57 soignant par résident, c’est un des meilleurs ratios, certains sont à 0,3. On n’est pas assez et certains viennent au travail la boule au ventre, c’est triste de ne pas pouvoir passer plus de temps avec les personnes. Ils sont chez eux, mais on les fait vivre comme dans un hôpital », ajoute l’aide médico-psychologique, aussi déléguée syndicale Unsa de l’établissement. 

Des résidents résignés

Des considérations d’ordre psychologiques et particulières peuvent venir s’ajouter à la surcharge de travail en Ehpad. « On a tous notre part de peur. Nous sommes confrontés à notre propre futur, à certaines situations qui ne sont pas faciles à vivre. Le vieillissement est inéluctable et nous sommes en confrontation réelle avec ses manifestations physiques et cérébrales. On peut avoir du mal à prendre du recul, à être naturel. Nous en causons entre collègues et j’ai l’impression que l’angoisse augmente avec l’âge, l’appréhension monte à mesure que l’on se rapproche de l’échéance », affirme un cadre de l’établissement. « Il faut savoir pour qui et pour quoi on vient travailler là », remarque Cindy Guevelou. « Je suis venue pour les résidents, pour donner un sens à leur fin de vie. On essaie de répondre à leurs demandes, à leurs habitudes, d’être à leur écoute, de leur porter attention. On fait avec ce qu’on a, une intention peut parfois suffire. Quand on fait attention à tout, qu’on est attentive, ça peut fonctionner. Je fais du mieux que je peux ».
Si certains résidents se plaignent ouvertement du traitement qui leur est réservé, de la nourriture peu ragoûtante ou de l’ennui, beaucoup s’y sont résignés. Une dame qui aura bientôt 102 ans commence par s’enthousiasmer de sa situation. « Mon lit est propre, c’est une bonne maison où on dort bien, on mange bien et où on est bien nettoyés et bien traités ». Elle se plaint cependant de ne pas pouvoir voir sa famille, elle ne se rappelle pas toujours que sa fille est décédée et qu’elle n’a désormais plus personne. « Je suis bien là. Les gens sont comme moi, ils attendent. Vivement que les yeux se ferment et qu’on en parle plus ». Elle devient alors plus triste. « C’est dur le soir quand on est toute seule, on dit bonne nuit à qui ? La dame à côté est à moitié endormie ».

Guillaume

 


Cet article a été publié dans Lutopik n°6 et fait partie de notre dossier intitulé "Place aux vieux !"

Sommaire du dossier :

« Les vieux pourraient rendre la société plus douce et plus équilibrée » Entretien avec Serge Guérin

 Internet : s'y mettre ou ne pas s'y mettre ? Immersion dans un cours d'informatique

 A l'ombre des Ehpad Reportage en maison de retraite

 Tous les âges à tous les étages Enquête sur les nouveaux habitats coopératifs

 Les Babayagas : une tentative de collectif

 Les seniors pris pour cible  Enquête sur la silver économie

Comme sur des roulettes Rencontre avec un Géo Trouvetou nonagénaire

 Aidants pour dépendants - Témoignages des proches de malades d'Alzheimer

Pour une société « sans miroir assassin » Entretien avec Suzanne Weber

 La mort douce et choisie : un droit à conquérir. Enquête sur l'euthanasie

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